La saga de la famille Omankowsky, funambules tchèques sans filet : du record du monde de traversée sur un fil à l’exploit de Philippe Petit au World Trade Center
Il y a quelques temps, le film de Robert Zemeckis, The Walk, rendait hommage à l’exploit du funambule français Philippe Petit qui, en 1974, réalisa le « crime artistique du siècle » en marchant sur un fil tendu entre les deux tours du World Trade Center à New York. Mais peu de personnes savent que derrière cet exploit unique se cache un autre personnage, son mentor, Rudy Omankowsky (incarné par Ben Kingsley dans le film), patriarche d’une famille de funambules tchèques, Les Diables blancs, qui fut notamment dans l’après-guerre, une des troupes les plus réputées au monde. Rudy Omankowsky Jr., son fils, vit aujourd’hui à Châlons-en-Champagne où il a formé des générations de funambules au Centre national des Arts du cirque créé en 1986. Il a accepté de revenir sur l’histoire de sa famille.
« Je suis né en 1937 donc j’avais trois ans quand la troupe a été réquisitionnée pour aller travailler en Allemagne. A l’époque, on faisait un spectacle en Tchécoslovaquie, pour s’en sortir, on avait besoin d’essence etc. Un monsieur un peu connaisseur a vu notre spectacle et a été enthousiasmé. Ça a été plus loin qu’on ne le pensait puisqu’il est allé voir la Kommandantur. Il est revenu au bout de quinze jours et nous a dit qu’il fallait que nous allions jouer en Allemagne. Mais nous étions déjà réquisitionnés. Il nous a dit que nous allions pouvoir exercer notre métier et nous y produire en tant que vedettes. Evidemment, la perspective était meilleure que d’aller travailler dans des chantiers. On a eu beaucoup de succès en Allemagne. A trois ans, j’avais mon costume et je ne l’ai plus quitté depuis. J’ai toujours été sur les épaules de ma tante, de mon père, de mes oncles. »
Il existait déjà une troupe de la famille Omankowsky en Tchécoslovaquie…
« Oui, mais en fait c’était surtout les Tříska. Ma mère était une Tříska, et mon père un Omankowsky. Après la guerre, c’était fini, il a fallu rentrer en Tchécoslovaquie et là, il y aurait de quoi écrire un livre… L’exode, le retour dans la neige… C’était plus dramatique qu’autre chose… »
Est-ce que ça n’a pas posé des problèmes à votre famille d’avoir travaillé en Allemagne pendant la guerre ?
« Non. Ensuite, nous sommes rentrés. Les Russes avaient ‘libéré’ le pays. Le premier jour c’était formidable. Le deuxième jour était plus calme. Et le troisième jour, il n’y avait plus personne dans les rues. Les Russes ont commencé à ramasser tout ce qu’ils pouvaient, les montres etc. Ce n’était pas marrant. Mon père s’est dit : ‘Si on reste là, on est fichus’. Il était très connu des impresarios internationaux, ils ont tout de suite obtenu des contrats. On est donc tout de suite repartis en Suède. Puis en Angleterre. On s’est produits à l’Olympia de Londres, un des plus grands cirques à l’époque. On a été félicités par la famille royale, et même la reine mère était présente. »
Comment et pourquoi la famille s’est-elle retrouvée en France ?
« On ne voulait plus retourner en Tchécoslovaquie. Il n’y avait plus rien à y faire. Il a senti le changement. On est donc partis en Europe. On est restés à Londres au moins six, sept mois. On s’est retrouvés à Paris où on a travaillé pour le cirque Medrano. Tout a démarré formidablement pour la famille. En fait nous devions partir aux Etats-Unis, mais mon père n’a pas voulu. Il a préféré rester en France qu’il appréciait. Mes oncles sont donc partis aux Etats-Unis et nous sommes restés à Marseille. Par contre, on n’a pas eu le droit de travailler tout de suite car nous étions considérés comme des réfugiés. On a pas mal souffert à cette époque. Mon père était un polyvalent, il savait faire les anneaux, du jonglage, un peu de tout. Donc on faisait des petits spectacles et on ramassait de quoi manger à droite à gauche. Et on a passé à l’époque l’hiver à Draguignan. Ma mère avait eu le typhus qu’elle avait ramené de Tchécoslovaquie et devait impérativement être opérée. C’était le jour de Noël et mon père a fait venir un docteur de Draguignan, le prévenant qu’il ne pouvait pas le payer parce qu’il était sans travail. Le docteur n’en revenait pas. Il a vu des photos de nous dans la caravane, avec des stades remplis qui nous applaudissaient. Il a dit : ‘ce n’est pas possible, vous êtes des artistes de haut niveau et sans travail !’ Ce docteur a amené ma mère le soir-même à l’hôpital, et elle a été opérée. Et il s’est occupé de nous : il est allé à la préfecture pour qu’on nous donne une autorisation de travail. C’est comme cela que ça a commencé. Et finalement, au bout d’un mois, on a eu la permission de travailler dans tout le Var. »C’est comme Astérix, vous êtes tombé dans la marmite depuis tout petit. Avez-vous eu toujours envie d’être funambule et suivre les traces familiales ?
« Mon père voulait que je sois jongleur et moi, je détestais ça. Rester debout des heures et des heures à ramasser des objets, je n’en voulais pas. Je voulais être funambule comme mon oncle, mon grand-père, mon père. Mais lui ne voulait pas, disait que c’était trop fatigant, et préférait que je fasse du jonglage. A l’âge de 13 ans, je suis parti en plein numéro de jonglage et je me suis échappé ! Je suis monté sur le toit d’une caravane pour me cacher, il l’a su bien sûr, mais a fait semblant de ne pas me voir. Je craignais la rouste que j’allais prendre. Il m’a laissé toute la nuit sur le toit et le matin, il m’attendait sur une chaise, avec la petite baguette dans la main. Mais j’étais déterminé et j’ai dit : ‘Papa, tu peux me battre, tu peux faire ce que tu veux, mais je ne jonglerai jamais plus car je l’ai juré sur la tête de maman’. Il a vu que je parlais sérieusement. Il ne m’a rien fait mais m’a monté un fil entre deux arbres, et là, j’ai dégusté ! »
Avant de parler de vos exploits et de votre carrière, j’aimerais revenir sur un épisode méconnu de l’histoire de votre famille, mais mis en lumière par le récent film de Robert Zemeckis, The Walk. C’est un film qui retrace l’incroyable tour de force du funambule français Philippe Petit qui en 1974 a marché sur un fil tendu entre les deux tours du World Trade Center à New York. Et c’est votre père Rudy Omankowsky qui l’a préparé à cet exploit…« Oui, c’est mon père qui lui a appris l’ABCD. Quand Philippe Petit nous a vus travailler, on est un peu devenu ses idoles. Sans vouloir trop me vanter, on était la troupe la plus forte : personne ne faisait ce qu’on faisait sur le fil… On faisait de sauts périlleux par-dessus, deux, trois personnes, tout cela sans filet. On a toujours travaillé sans filet. Il n’y a que pendant trois ans, de 1959 à 1961, que le filet a été obligatoire. J’ai fait beaucoup de choses, j’ai traverses des cathédrales, des églises, des gouffres, et c’est là que j’ai fait les gorges de Cheddar en Angleterre, toujours les yeux bandés. »Ce sont donc ces prouesses familiales qui ont fait que Philippe Petit s’est adressé à votre père ?
« C’est cela. »
Et avez-vous vu le film de Robert Zemeckis ?
« Oui. Cela dit, ce n’est pas pour être méchant, mais mon père y a été mal représenté. Quoique la vedette soit formidable : Ben Kingsley. Mais mon père n’a jamais été habillé comme un vagabond, il n’a jamais eu un petit chapiteau comme ils le montrent dans le film. Donc, j’étais un peu déçu de ça. Ils parlent de la plus grande troupe qui existait à l’époque, or on ne voit qu’un seul funambule qui marche sur le fil. Mais il faut dire par contre que c’est un élève à moi qui a joué toutes les cascades de l’acteur qui joue l’élève de mon père, Philippe Petit. Toutes les cascades que vous voyez dans le film, c’est mon élève qui les a faites ! »Comment votre père et Philippe Petit ont-ils travaillé ensemble ?
« A cette époque-là, on était à Copenhague. Mon père lui disait ce qu’il fallait faire en cachette. Nous, on ne pouvait pas se permettre de faire des choses comme Philippe Petit, car nous avions une maison, une adresse. Mais lui, on ne pouvait rien lui prendre. On ne pouvait lui infliger aucune amende car il ne possédait rien. Evidemment, on a été content pour lui. Mais contrairement à lui, on ne pouvait pas se permettre de faire des choses sans demander l’autorisation. »
Revenons à l’histoire de votre famille. Vous vous êtes rendu célèbre par d’innombrables coups de force sur le fil, vous et d’autres membres de la troupe. Par exemple, en 1954, s’est déroulé un mariage sur un fil de fer à Toulouse, le mariage de votre sœur. On peut d’ailleurs en trouver la vidéo sur internet…
« Absolument. Nous l’avons fait avec l’abbé Robert Simon, connu notamment pour ses plongées sous-marines à 35 mètres de profondeur. Tout l’argent qu’il ramassait, c’était pour restaurer des églises, des maisons des pauvres, c’était quelqu’un de formidable. »Donc, c’était un abbé « dans le coup » pour célébrer un tel mariage !
« Oui, et il était gentil… Il nous adorait ! Il nous appelait ‘mes bons petits diables’… On a fait pas mal de spectacles ensemble : lui plongeait, et nous on était sur le fil. »
Racontez-nous le mariage de votre sœur…
« C’était une idée de papa. Il a émis l’idée qu’ils se marient sur le fil. Personne ne l’avait encore fait. C’est comme cela qu’on a cherché le curé qui voudrait bien les marier. On a installé une échelle de pompier pour qu’il puisse monter dessus. Moi, j’étais au milieu, je découpais le gâteau sur le fil, et je faisais un peu le clown. Moi, par tradition, je me suis aussi marié sur un fil, mais incognito. Ma deuxième sœur s’est également mariée à Toulouse, sauf qu’au lieu de marcher sur un fil, elle l’a fait sur une moto. Beaucoup plus simple ! »
Vous êtes détenteur d’un record mondial, celui de la traversée du lac de Gérarmer. Rappelez-nous cette performance…
« On voulait faire quelque chose que personne n’avait encore fait. Cela a été proposé à beaucoup de funambules, mais tous disaient que c’était de la folie, que c’était impossible de faire une longueur pareille. On a donc décidé de le faire : on a tout installé nous-mêmes. On a installé des haubans et des ancres dans le lac. De l’autre côté, c’était maintenu par deux personnes. Je vous assure, on ne dirait pas comme 1,250 kilomètres c’est long quand on est sur un fil. Le balancier me pesait. Je me reposais en levant une jambe, en me couchant, car j’avais des crampes. Je suis arrivé de l’autre côté, et les gens hurlaient des bravos ! »
J’imagine qu’ils ont retenu leur souffle !
« J’ai tout fait les yeux bandés, sauf les dernier mètres, environ 150 mètres. Un journaliste a demandé si j’étais capable de le faire sans les yeux bandés. On en faisant un gag : quand on me demandait pourquoi je me bandais les yeux, je répondais sous forme de boutade que c’était parce que j’avais le vertige ! Il y en a qui ont pris ça au sérieux, comme ce journaliste à Gérardmer. Moi, je ne demandais qu’à enlever ma cagoule ! Et je l’ai fini plus ou moins en courant. »
Comment un funambule travaille-t-il avec la peur ?
« Franchement, je n’ai pas eu peur quand j’ai fait le lac de Gérardmer. Je me sentais bien. J’ai eu beaucoup plus d’appréhension lorsque j’ai fait les gorges de Cheddar en Angleterre, à douze miles de Bristol. Le site appartient au marquis de Bath, de la famille royale d’Angleterre et il a donné l’autorisation de les traverser. J’ai marché sur 300 mètres de long à 175 mètres de haut. Le câble était plein de graisse qui sortait : je vous assure que j’ai commencé à serrer tout ce qu’on peut serrer ! Le câble glissait. C’était l’horreur. J’ai fini pieds nus et je n’avais presque plus de peau entre le pouce et l’index du pied tellement que je serrais pour ne pas glisser. Mais j’y suis arrivé. »Vous vivez à Châlons-en-Champagne. Vous êtes aujourd’hui un funambule retraité.
« A Châlons-en-Champagne, j’ai eu quelques élèves que j’ai formés et dont je suis très fier. Les élèves qui sont passés par moi travaillent tous, et neuf fois sur dix sont en tête d’affiche. C’est un réconfort pour moi qui n’ai pas d’enfants. Ce sont un peu mes enfants en quelque sorte. »
Ce sont des élèves qui sont passés par le Centre national des Arts du cirque où vous avez travaillé ?
« Oui. Ils sont tous passés par moi. »
Quel est votre regard sur ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nouveau cirque » ?
« Je ne suis pas très content de cette évolution car ce n’est pas vraiment du cirque. Il s’agit beaucoup plus de théâtre, de pantomime. Il y a parfois beaucoup de grossièretés et je n’aime pas beaucoup les gros mots dans un spectacle. Ils simulent la mort dans certains spectacles. Je n’aime pas cela. C’est déjà l’horreur quand cela arrive, alors le représenter dans un spectacle… Je déteste ça. Mes élèves ne font pas cela et j’espère qu’ils ne le feront jamais. »
Quels sont vos plus beaux souvenirs de tournée et de carrière ?
« Il y aurait beaucoup à dire. Mais en fait, ça a été une tournée dans un petit pays, la Hongrie. Ma grand-mère était hongroise. Jamais je n’aurais cru qu’on aurait un succès comme là-bas ! Ils étaient habitués de travailler soit avec une longe, soit avec un filet. Quand on est arrivés sur place, on avait ni l’un ni l’autre. Le régisseur s’inquiétait de quand nous allions les monter. Je lui ai dit qu’on travaillait sans protection. Les gens ne voulaient pas le croire. Surtout qu’on faisait des tours comme sauter avec un vélo par-dessus quatre personnes… Tous les jours les gens hurlaient en voyant notre spectacle. Les gens venaient pour nous voir. C’est le plus beau spectacle et le plus grand succès de toute ma vie. »