« Cadrer », un néologisme tchèque apparu sous les communisme
Vous vous en souvenez peut-être, dans une rubrique précédente il y a quelques semaines de cela, nous avions évoqué un mot très particulier de la langue tchèque, un néologisme appartenant à l’histoire contemporaine tchécoslovaque, le mot « lustrace » - « lustration », un terme d’origine latine qui, en résumé, désigne la purification pour une personne d’une collaboration avec l’ancien régime communiste. Pour cette fois, et alors que les Tchèques ont honoré cette semaine la mémoire de Jan Palach mort il y a quarante-cinq ans, c’est à un autre néologisme assez spécial de la langue tchèque auquel nous allons nous intéresser : le mot « kádrovat » ou « kádrování ». Deux mots que l’on pourrait traduire comme « cadrer » et « encadrement » ou « cadrage ». Mais deux mots dont le sens en tchèque, lié à la présence du régime totalitaire en Tchécoslovaquie entre 1948 et 1989, n’existe pas en français. Forcément, cela nécessitait quelques précisions…
Pour en savoir plus, nous avons interrogé Marie Černá, auteur de travaux sur le sujet qui travaille à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Académie des sciences, et Nicolas Maslowski, un sociologue et politologue français qui enseigne, lui, à la Faculté de sociologie historique de l’Université Charles à Prague. Marie Černá nous explique tout d’abord l’origine du mot :
« Le mot ‘kádr’ vient évidemment du français et plus précisément de la terminologie militaire. Le mot désignait un corps d’officiers ou de sous-officiers, c’est-à-dire le corps d’une formation militaire, une base d’hommes bien formés et préparés. Dans le sens plus général, selon les idéologues qui étaient chargés du travail de ‘kádrování’, cela signifiait aussi le corps d’un collectif, de n’importe quel collectif, mais là aussi composé de gens bien formés, préparés, qualifiés, responsables et fiables. »
Dans le contexte historique de la République socialiste tchécoslovaque, le terme prend un sens tout à fait différent :
MČ : « Toute cette politique de ‘l’encadrement’ visait à éduquer et préparer les gens, mais aussi à les contrôler et à les disposer dans la société. Cette explication vient du point de vue du régime qui voulait tout planifier dans la société. Il voulait donc planifier la disposition des gens qui dirigeaient dans la société, c’est-à-dire choisir des gens responsables et fiables politiquement pour certaines positions à responsabilités. »Nicolas Maslowski complète les propos de Marie Černá:
« Le mot ‘kádrovat’ avait un premier sens et un second qui était plus usuel dans la société qui était un peu différent. Son premier sens était lié à la politique de l’Etat. Les régimes communistes avaient l’habitude de contrôler les plus hauts postes de direction de la société, ce qu’on appelle la ‘nomenklatura’, et pour cela ils menaient donc une politique de gestion de leurs cadres. Pour choisir ces cadres, il fallait préparer un dossier, vérifier si ces personnes avaient une opinion politique convenable. C’est de là que provient le second sens du mot ‘kádrovat’, qui par extension signifie vérifier si quelqu’un a les bonnes opinions politiques, vérifier son background, bref ses idées, ses opinions et ses relations. »
Marie Černá précise également quels étaient plus spécialement les gens qui faisaient l’objet de cette mesure de contrôle, de cet examen fouillé et soupçonneux de leur passé et de leur profil politique :
« C’est assez difficile à définir exactement, car il y avait deux conceptions du mot ‘kádr’. L’une concernait les gens un peu ‘spéciaux’, c’est-à-dire les gens qui dirigeaient et décidaient. Mais il y avait aussi une conception plus large du mot pour tous les employés. Ça pouvait donc concerner vraiment n’importe qui, même si, dans la pratique, plus les gens étaient haut placés dans la hiérarchie sociale, plus ils faisaient l’objet d’une politique ‘d’encadrement’ et de contrôles. »
Tout cela ne nous dit cependant pas encore quand sont apparus les mots « kádrovat » et « kádrování » dans la langue tchèque, et pour Nicolas Maslowski, la réponse n’est pas simple :
« C’est un mot qui vient du français et du terme ‘cadre’, les cadres qui sont les fonctions dirigeantes ou encadrantes de la société. C’était très utilisé à l’époque communiste, mais je ne sais pas dire à quelle époque c’est apparu. »
MČ : « Je pense que c’est plutôt lié au parti communiste lui-même. C’est une pratique qui est venue de l’Union soviétique et dont avait hérité le parti communiste déjà avant 1948. Mais après, cette pratique s’est généralisée. Elle ne concernait plus seulement le parti communiste, mais l’ensemble de la société. »Et selon Nicolas Maslowski, même si le mot tchèque « kádrovat » tire son origine du français, il n’existe aucun équivalent dans la langue de Georges Marchais :
« Non, il n’y en a pas et tout dépend si on utilise le mot ‘kádr’ dans son premier ou dans son second sens. Une première traduction pourrait être ‘la politique des cadres de l’Etat’ et dans le second sens, qui est le plus répandu, le mot ‘kádrovat’ voudrait dire ‘se renseigner, vérifier si la personne a des opinions convenables ou conformes. »
Aujourd’hui, vingt-cinq ans bientôt après la chute du régime communiste, le mot « kádrovat » apparaît encore parfois dans le langage des politiques tchèques. Toutefois, quelque chose a quand même changé dans sa considération et son appréciation :
NM : « Jusqu’en 1989, dans la société, souvent ce mot avait une connotation négative. Il était lié au contrôle de l’Etat, ce qui ne plaisait pas à une grande partie de la population. De nos jours, on utilise ce mot un petit peu avec humour, puisqu’il s’agit d’une allusion à l’ancien fonctionnement. Néanmoins, le contexte était tellement différent que le mot a changé de sens. Il a perdu un peu de sa connotation négative et il implique juste le travail de vérification de la loyauté des individus envers leur parti ou envers une cause. »
S’il n’a donc pas disparu du petit monde de la politique tchèque, le mot « kádrovat » n’a cependant plus tout à fait le sens qui était le sien sous le régime communiste. On ne peut que sans réjouir bien entendu et c’est sur ce constat somme toute positif que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans quinze jours pour d’autres découvertes sur la langue tchèque. D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !