Société civile et contestation en République tchèque

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Contrairement à la France où la contestation est parfois perçue comme un élément du patrimoine national, les manifestations en République tchèque sont moins nombreuses, ou ont une capacité mobilisatrice plus limitée. Toutefois, depuis 1989 et la révolution de velours qui a mobilisée le plus grand nombre de manifestants depuis 1968, la société civile tchèque a évolué et les formes de ses manifestations aussi. Nicolas Maslowski, maître de conférences à la Faculté des humanités (FHS) de l’Université Charles de Prague, vient de publier un ouvrage sur la contestation en République tchèque depuis 1989. Au micro de Radio Prague, il présente les principaux éléments de son travail et nous montre que l’observation des manifestations de rue est peut être l’un des moyens privilegiés pour comprendre comment la société tchèque évolue depuis une vingtaine d’années.

Nicolas Maslowski
Vous venez de publier aux éditions universitaires européennes un ouvrage intitulé Manifester en République tchèque. Comment a mûri l’idée de ce livre ?

« Ce n’est pas un sujet qui a mûri longuement dans mon esprit mais que j’ai croisé et rencontré par hasard. Je comptais à l’origine travailler sur les manifestations qui avaient eu lieu sous le communisme de manière comparative entre la Pologne et la République tchèque ; et durant plusieurs années, j’ai eu de grands problèmes d’accès aux sources. Les archives étaient théoriquement ouvertes mais de fait fermées à des chercheurs comme moi (étrangers). Lorsque je suis arrivé en République tchèques, s’organisaient les manifestations de Merci mais partez ! (Děkujeme, odejděte!) qui était un mouvement organisé par les organisateurs de la révolution de velours, par les anciens étudiants. »

Un mouvement naissant à ce moment là…

« Le mouvement était naissant et a donné lieu à de très grandes manifestations en 1999. C’était intéressant de voir resurgir le passé, et j’ai commencé à m’intéresser à la manière dont la société civile et la protestation ont évolué, quels étaient leurs liens avec le passé et dans quelles mesures elles peuvent nous aider à comprendre, peut être, l’avenir. »

Et comment vous avez procédé dans votre enquête et votre travail?

« J’ai croisé plusieurs méthodes et plusieurs sources. Tout d’abord, je suis allé faire du terrain, je suis allé observer les manifestations, faire ce que l’on appelle de l’observation participante. J’ai essayé d’intégrer les groupes, les organisateurs avant les manifestations. »

C’est-à-dire?

« J’ai participé à un certain nombre de réunions et j’ai pu observer les stratégies, les débats, les discussions entre activistes de la société civile qui projetaient de protester pour défendre leurs causes. »

Vous avez suivi quels types d’activisme, de groupes sociaux…quels types de causes vous ont le plus intéressé pour votre travail?

« J’ai suivi les causes qui me passaient devant. C’est-à-dire que je n’ai pas fait un choix systématique en fonction d’un ensemble de sujets qui auraient pu exister. J’ai suivi l’actualité, j’ai téléphoné à un certain nombre d’organisateurs, de responsables qui prévoyaient de manifester, essayé de m’intégrer, d’être associé aux réunions… »

Et parmi ces manifestations que vous avez pu observer en temps réel, quelles sont celles qui vous ont le plus marqué, qui vous ont semblé les plus intéressantes pour votre travail?

« Il y avait des manifestations de plusieurs types. D’abord il y avait les grandes manifestations… 1999, 2000 était une période de grandes manifestations. Il y avait Merci mais partez, il y avait les manifestations contre le FMI et la Banque mondiale en 2000, il y a eu aussi de grandes manifestations pour défendre la télévision publique ou pour s’opposer à sa politisation. Mais j’étais aussi intéressé par les petites mobilisations.

Comment se fait-il que quelques anarchistes trouvent des motivations à manifester durant plusieurs heures entourés par des grandes forces de police et menacés par l’extrême droite. Comment comprendre une dizaine, une vingtaine, une trentaine de manifestants soutenant la mémoire des victimes en Tchétchénie devant l’ambassade russe alors qu’il n’y a pas toujours de répercussions dans les média. C’était un certain nombre de sujets qui m’intéressaient, qui me motivaient. »

Donc, pour votre travail vous avez fait de l’observation participante des manfiestations, quelles sont les autres sources que vous avez utilisées?

« J’ai eu également accès aux rapports de police sur un certain nombre d’années; me permettant de voir du point de vue de la police l’ensemble des manifestations. Ce qui a permis de faire une étude exhaustive de ces années là, de l’ensemble des manifestations répertoriées. Enfin, j’ai procédé par entretiens. J’ai essayé de parler avec la plupart des organisateurs, mais aussi des activistes ou personnes renommées liées à la protestation et à la société civile. »

Vous avez évoqué la France. En France, on sait que la tradition de la contestation remonte à la révolution française, quelle est l’histoire des manifestations et de la contestation dans les pays tchèques?

« Alors c’est une très bonne question. En France, manifester, faire une pétition, protester est si commun que l’on peut se mettre à manifester sans avoir à préparer ça longuement, presque spontanément. Ca fait partie d’un répertoire d’action commun habituel. En République tchèque ce n’était pas le cas en 1989. Il s’agissait de quelque chose d’exceptionnel et seul un certain nombre de dissidents était habitué à protester. Cette habitude s’est un peu élargie, soit sous leur influence, mais peut être encore plus par l’arrivée d’idées, d’habitudes, d’identités et de pratiques venues de l’occident. L’arrivée de Greenpeace, de mouvements de la gauche altermondialiste ou d’autres mouvements encore a changé les pratiques de la protestation. »

Il y avait des traditions tchèques de protestation, auparavant?

« On peut dire que depuis 1968, la période de la normalisation, la société tchèque s’était habituée à ne pas protester. Elle laissait l’Etat faire son travail d’Etat. Elle ne se mêlait pas de la politique et en échange l’Etat évitait d’utiliser la violence à l’encontre de la population. Ce n’est pas avec facilité que les gens acceptent l’idée d’une protestation. L’idée de protestation est liée à la peur de la violence qu’elle engendre; que ce soit une violence d’Etat ou une violence des contestataires. Et cette idée est désagréable à beaucoup de Tchèques. »

Qu’est ce que l’étude des manifestations et des mouvements de contestation nous indiquent sur la société tchèque post 1989?

« Moi, personnellement, j’ai beaucoup appris sur la société civile elle-même - la société civile qui est un sujet plus large que la protestation. Il y a plusieurs conceptions de cette société civile. Il y a plusieurs types d’acteurs qui s’intègrent dans des familles d’idées, des mondes sociaux différents. D’abord, il y a le monde de la dissidence. De nos jours ce ne sont pas toujours les anciens dissidents qui dirigent les organisations. Néanmoins, il y a certain nombre de personnes qui se justifient, qui s’intègrent dans un certain ensemble de justifications et qui admirent ces anciens dissidents, et ils défendent un certain type, une certaine conception de la société civile. Ce type de société civile et ce type de conception sont toujours très présents. Ensuite, il y a un grand absent, une autre conception de la société civile qu’on pourrait appeler nationale centraliste qui est défendue par le président Klaus actuellement. On peut y voir une continuité avec les conceptions nationales centralistes que défendaient à une certaine époque les leaders du Parti communiste. »

Qui est toujours présente et qui est relayée par quels types de courants politiques?

Photo: Štěpánka Budková
« C’est une conception qui est relayée par différents partis politiques, on la retrouve à droite comme à gauche, autant dans le Parti civique démocrate qui était le parti de Monsieur Klaus que dans l’ancien Parti communiste et une partie de la sociale démocratie; et il s’agit de conception de la société civile amenant à croire que l’expression légitime de la société ne devrait se faire que par des élections, que tout devrait s’organiser et se décider au niveau central et national. »

Donc finalement peu d’espace pour les manifestations de rue, la contestation spontanée d’acteurs de la société civile dans la rue...

« Oui, et surtout peu d’espace pour la diversité des opinions et pour la multiplication des acteurs et des sources de légitimité. Et puis enfin, il y a un sujet important, c’est l’arrivée d’un autre type de protestations, d’une autre société civile, différente, qui ne comprend pas le monde de Havel ou même qui s’en distancie. Il s’agit de gens influencés par l’Europe occidentale; il s’agit des mouvements écologistes ou humanistes, influencée par Greenpeace ou par d’autres organisations internationales. Et, ici on y voit plutôt une influence de la globalisation - de la mondialisation plutôt - que des sources nationales de ces types d’activités. »