Jeden svět : Au Cambodge, les femmes luttent contre les expropriations et l’arbitraire
Dans le cadre de la 15e édition du festival de films documentaires sur les droits de l’Homme, Jeden svět (One World) était présenté le film « Même un oiseau a besoin de son nid ». Réalisé par Vincent Trintignant-Corneau et Christine Chansou, il retrace le combat de familles cambodgiennes dans la capitale Pnom Penh, vivant au bord du lac Boeung Kak, que le gouvernement a décidé d’assécher pour y faire un centre d’affaires et de lotissements. Le couple de réalisateurs a recueilli le témoignage des femmes du quartier qui luttent contre le projet :
CC : « Oui, on s’est posé la question du développement de ce lieu, mais aussi à la campagne. On est allés à Boeung Kak, on a rencontré ces femmes, et notamment Tep Vanny. »
Tep Vanny est un peu le personnage central du film…CC : « En effet. On a eu un coup de cœur pour ces femmes et on a été investis par leur lutte. On a donc décidé de les filmer. Cela s’est fait petit à petit. »
De quelle année parle-t-on ?
CC : « On a commencé à filmer en mai 2011. Et ça s’est étalé sur une année environ, puisqu’on a arrêté de les filmer le jour de la Journée de la femme le 8 mars 2012. »
Pour que l’on comprenne mieux de quoi il retourne, pourriez-vous détailler ce qu’est ce projet immobilier et urbanistique ?VTC : « Ce lac est immense, entre le palais présidentiel et le quartier des ambassades. C’est donc un lieu où le mètre carré coûte une fortune. Il y a eu des décisions de combler le lac et de construire ce qu’ils appellent une ville satellite, donc à la fois des bureaux, des hôtels, un quartier moderne. Quand on a commencé à se pencher sur le problème, on a rencontré ces gens. Là, le problème de ce développement, c’est qu’il ne profite pas à la population : les gens sont expropriés, sans aucune indemnité, sans rien. Ils se retrouvent à plusieurs dizaines de kilomètres du centre-ville, d’un coup. Alors qu’au centre-ville cela pourrait être une sorte de classe moyenne émergente d’un pays en développement, ils se retrouvent brisés, éloignés de tout et jetés dans le plus grand dénuement. »
On pourrait peut-être en profiter pour rappeler le régime politique en cours au Cambodge…CC : « C’est ce qu’on appelle une démocratie de façade. Il y a quelque chose de très particulier au Cambodge, et je pense que c’est un peu la même chose en Birmanie, c’est le gouvernement qui agit en kleptocrate. C’est-à-dire que c’est ses représentants qui pillent leur propre pays. Par exemple, pour le lac Boeung Kak, il s’agit d’un sénateur proche du gouvernement et du premier ministre Hun Sen. A la campagne, ça peut être des militaires, des hauts gradés. Pourtant des lois existent. Il y a eu une loi en 2001 pour gérer ces expropriations. Ce qui a de particulier aussi, rappelons-le, c’est qu’il y a eu le régime des Khmers rouges. Donc tous ces gens ont perdu leur titre de propriété puisque les Khmers rouges avaient tout aboli. C’est pour cela aussi que c’est si facile pour le gouvernement de piller son propre pays. C’est pour cela que c’est le chaos. »
Justement, dans ces conditions que vous décrivez, comment avez-vous pu tourner et obtenir des autorisations ? Vous avez même réussi à tourner avec le premier ministre Hun Sen…VTC : « On a fait un faux dossier, disant qu’on réalisait un film sur le développement en général. On a eu une autorisation du ministère de la Culture, ce qui nous a permis de tourner. On a profité d’une sorte de désorganisation et de chaos ambiant qui fait que les gens nous connaissaient, nous ont pris en photo, nous ont fichés, mais sans nous empêcher de tourner. Parallèlement, on a rencontré des gens du gouvernement en leur expliquant qu’on faisait un film sur le développement et qu’on avait besoin de leur point de vue. On a rencontré aussi le principal opposant, Sam Raisy, qui est en exil à Paris et ne peut pas retourner dans son pays sous peine d’aller en prison. »
Il y a quelque chose de frappant dans votre film. Christine, vous disiez que vous aviez terminé le tournage le jour de la Journée de la Femme. Les femmes sont en effet très présentes, on a d’ailleurs l’impression qu’elles sont presque les seules à être autant mobilisées. On a envie de dire : où sont les hommes ?CC : « Ces femmes autour du lac sont les principales touchées par le développement, car elles avaient toutes de petits échoppes et vivaient comme cela : avec cet argent, elles scolarisaient les enfants etc. Ce sont vraiment les gemmes qui prenaient en charge l’éducation des enfants, ramenaient un vrai salaire. Tep Vanny, notre héroïne, nous expliquait qu’elle arrivait à gagner jusqu’à 100 dollars par jour avec son petit bazar. Ces femmes réagissent donc car elles sont les principales touchées par ce développement, ça les met en danger, elles et leurs enfants. Leurs maris, eux, travaillent à peu près tous pour l’Etat. Ils sont fonctionnaires, travaillent dans l’équivalent d’EDF ou sont militaires ou policiers etc. Ces hommes ne peuvent pas s’exposer sinon ils perdent leur travail. D’ailleurs c’est arrivé. Certaines de ces femmes sont allées en prison, ont été libérées. Les intimidations ont continué. On a demandé à ces hommes, s’ils voulaient garder leur travail, de divorcer. Certains l’ont fait – en s’arrangeant avec leur femme ou pas. D’autres ont été tout simplement licenciés. Actuellement le mari de Tep Vanny, policier, n’a plus de travail. Donc la famille n’a plus de revenus. La lutte continue, mais ils n’ont plus rien pour vivre. »
VTC : « C’est une démocratie de façade, mais ce n’est pas comme au Vietnam ou les pays autour. Les problèmes viennent de là. Du coup, ils nous laissent tourner, n’attaquent pas frontalement ces femmes dans les manifestations, même si ça arrive. »CC : « Ils se servent de la justice, tous les moyens sont bons. Ces femmes qu’on voit dans notre film ont été arrêtées pendant les manifestations. Ils ont inventé qu’elles avaient insulté des fonctionnaires, par exemple. La justice est utilisée pour malmener ces gens. »
Ces femmes sont assez incroyables. Il y a cette image enlèvent le haut de leurs vêtements dans une manifestation. Elles se retrouvent torse nu. Aujourd’hui on connaît les Femen qui de l’Ukraine à la France enlèvent aussi leur haut. Mais chez ces femmes, c’est quelque chose de très fort, dans un pays où on suppose que la pudeur est extrême…
CC : « Exactement. C’était un symbole : elles sont allées jusque là. Certaines en ont beaucoup souffert, même d’avoir agi de cette manière. Il y a eu des suicides. Pour ce qui est des femmes qu’on voit dans le film, certaines se sont suicidées, à cause, de l’appauvrissement et cette violence auxquelles elles sont confrontées. Il y en a donc qui vont jusque là, pour dire : ‘nous sommes des femmes, arrêtez de nous frapper, vous nous prenez tout, alors prenez jusqu’à nos soutiens-gorges’. » Aujourd’hui, on est en 2013. Que sont devenues Tep Vanny et les autres protagonistes du film. VTC : « Elles ont fait une grève de la faim, organisée par Tep Vanny, une fois en prison. Elles ont fait deux mois de prison, mais ont été libérées grâce à une pression internationale. En partie, grâce à Hillary Clinton qui est assez active vis-à-vis du Cambodge. Les ONG aussi : Amnesty International a fait une grosse campagne. Elles sont libres aujourd’hui, mais toujours considérées comme coupables. Elles subissent de grosses pressions : on les suit, elles se font cambrioler, voler des papiers. Et puis d’autres personnes ont été arrêtées, qui sont également dans le film, pour d’autres prétextes : le prétexte d’occupation illégale de terre, ils ne l’utilisent plus pour ne pas avoir à faire à ces pressions internationales. Mais ils disent qu’elles seraient d’un coup devenues violentes, auraient dépouillé un taxi. Des gros prétextes, donc… Et le gouvernement du coup, peut dire que c’est du ressort du pénal et que cela ne le concerne plus. »Où en est ce projet immobilier ?CC : « On a appris tout récemment qu’étaient prévus, mi-mars, les premières constructions. On va voir où ça va : de telles expulsions sont déjà arrivées à Phnom Penh. Depuis 1999, ça ne va pas du tout. Il y a eu une grosse éviction en 2004. Et à l’heure actuelle, rien encore n’a été construit. Ils sont capables de laisser les choses en friches, totalement à l’abandon. Ces gens sont, pour certains, envoyés dans des camps de relogement, loin de la ville, sans aucune infrastructures. Toujours est-il que selon les dernières informations du Phnom Penh Post, les travaux devraient commencer très bientôt. »