Eva Kolářová : « Maurice Béjart a ouvert mon regard sur la danse »
A à peine 24 ans, la danseuse classique Eva Kolářová a déjà derrière elle une carrière impressionnante. Entrée à 14 ans à l’école Maurice Béjart de Lausanne, elle a suivi les cours du grand maître avant de sillonner l’Europe dans différents ensembles. Aujourd’hui, elle vit à Montréal où elle est danseuse aux Grands ballets et, parallèlement à sa carrière de ballerine, elle développe une activité de chorégraphe, un pan de sa vie plus créatif qu’elle considère comme essentiel et complémentaire à son travail d’interprète. Radio Prague l’a rencontrée début janvier, avant son retour à Montréal.
« J’ai commencé avec la gymnastique acrobatique. Après cela, j’ai développé ma flexibilité. Il y avait une professeure qui m’avait donné des cours de danse classique. A l’âge de dix ans, j’ai commencé à prendre des cours de préparation au Théâtre national de Prague. Il y avait plein de petites filles qui voulaient être ballerines depuis l’âge de quatre ans, elles étaient sûres de passer les auditions au Conservatoire de danse de Prague. J’ai parlé avec mes parents qui me dirigeaient déjà vers l’art, la danse, le théâtre. J’ai décidé comme ça, à dix ans, tout d’un coup, que c’est ce que j’allais faire. J’ai toujours aimé bouger, danser. »
Vous avez décidé tard de vous orienter vers la danse, mais ensuite ça s’est emballé puisque vous êtes allée très vite en Suisse, très jeune, pour entrer dans l’école de Maurice Béjart.
« J’ai donc commencé au Conservatoire national de danse à Prague, j’y ai passé quatre ans. A 14 ans, j’ai passé une audition à Lausanne, chez Maurice Béjart. Je pense que c’est le premier pas qui m’a ouvert d’autres portes. Après, je ne suis plus revenue en République tchèque. J’ai ensuite dansé en Allemagne, où j’ai été membre d’une académie de ballet à Munich. Puis, j’ai eu mon premier engagement en France, à Strasbourg, au ballet de l’Opéra du Rhin. »
Revenons sur cette expérience décisive pour vous, à Lausanne, à l’école de Maurice Béjart. Qu’est-ce que vous avez retiré de cette expérience à ses côtés, alors que Maurice Béjart était déjà à la fin de sa vie à l’époque…
« Exactement. J’ai eu la chance de le rencontrer encore à l’époque. Il était très malade, mais avait encore de l’énergie. La deuxième année, il a même travaillé avec nous. C’est quelqu’un qui a ouvert mon regard sur la danse : là-bas, on faisait plein d’autres activités comme le chant, des percussions, du kendo etc. On avait des stages de cancan, de commedia dell’arte. Cela m’a vraiment ouvert l’esprit et ça m’a beaucoup enrichi. C’est là que j’ai décidé que je ne voulais pas être juste une ballerine classique. »
Vous disiez qu’à l’époque, vous aviez 14 ans. Ce n’était pas trop difficile pour une si jeune fille de se retrouver larguée dans le monde ? Et puis, ça dû l’être pour vos parents…« Oui, maintenant, quand je regarde en arrière, je me dis : comment j’ai réussi à le faire. Car c’était difficile. Je suis partie sans savoir ce qu’était de vivre sans famille. Après trois mois, j’ai appelé mes parents, en pleurs, je voulais rentrer. Je me sentais seule, je ne parlais ni français, ni anglais. Je n’avais pas d’amis et j’étais perdue. J’ai réussi à passer ce moment difficile grâce au soutien de mes parents. Cela m’a fait grandir beaucoup plus vite. »
Vous êtes depuis 2011 à Montréal, après avoir eu beaucoup d’autres engagements à Munich, à Strasbourg. En août dernier, vous avez réalisé une chorégraphie à Montréal, qui s’appelle Les métamorphoses de l’amour. C’est un autre pan de votre travail. Pourquoi vous être lancée aussi dans la chorégraphie, également aussi jeune ? Est-ce par envie de varier les choses, de ne pas vous cantonner uniquement à votre rôle de danseuse ?
« Oui, aussi. Je pense que c’est quelque chose avec lequel on naît : l’envie de créer. En tant que danseur, on est interprète, on a une certaine liberté, mais on ne pas inventer, changer la chorégraphie. J’ai toujours eu cette envie de faire quelque chose moi-même, de créer mes propres mouvements, de danser sur mes idées. J’ai eu ce désir très jeune, j’ai commencé tout de suite dès que j’ai commencé à danser. Mais les Métamorphoses est mon premier grand projet, un spectacle entier. »
Pouvez-vous détailler ce spectacle ?
« C’était un spectacle d’une heure. J’ai utilisé les collègues de ma compagnie. On était quatre danseurs. J’ai fait la chorégraphie et je danse aussi dedans. C’était composé de quatre ou cinq chorégraphies qui avaient toutes le même thème : l’amour, les relations entre les hommes et les femmes. »
Pourquoi les Métamorphoses ?« Parce que cela parle des différents points de vue sur les relations. »
On disait que vous aviez fait l’école de Maurice Béjart. Justement, dans quelle filiation vous inscrivez-vous ? Je suppose que Maurice Béjart a laissé des traces… Y a-t-il d’autres danseurs qui vous inspirent et qui vous portent ?
« J’ai toujours des exemples dans ma compagnie ou dans le monde entier. Mais je ne pense pas avoir quelqu’un en particulier. Je ne pense pas avoir une idole, j’essaye de regarder un peu partout. »
Vous êtes jeune encore, vous avez 24 ans. Cela ne fait que 10 ans depuis ce passage à Lausanne, c’est allé très vite. On dit toujours que la carrière d’une danseuse est courte. Elle commence tôt mais finit tôt aussi. Est-ce que vous pensez à ce que vous allez faire après ou pas encore ? Est-ce que votre activité de chorégraphe fait que vous ne vous posez pas la question, car ce sera une façon d’être dans le milieu ?
« Si je continue à avoir envie de faire des chorégraphies, si j’ai du succès, j’aimerais bien continuer dans cette branche, puis peut-être monter ma propre compagnie. J’ai toujours rêvé de diriger un groupe, de faire les spectacles que l’on crée ensemble. Après ça dépend : il y a des danseurs qui dansent jusqu’à 30, 35, voire 45 ans. Cela dépend du physique et de son propre corps. Mais quand je vois que ça ne marche pas, que je me blesse, j’ai vraiment envie de faire ma propre compagnie. Mais après on verra, tout peut changer aussi ! »
Vous verriez cela où dans le monde ?
« Je ne sais pas. C’est difficile. Mais je pense que ce sera dans un pays qui supporte bien ce genre de projets, car la question cruciale, ce sont les financements. Je ne sais pas si je vais rester au Québec, ou repartir en Europe. A mon avis je vais rentrer en Europe, car c’est plus près de chez moi. J’ai mes racines ici, plus qu’à Montréal. »
Puisque vous connaissez les différentes traditions de danse, comment pourriez-vous caractériser la tradition tchèque par rapport à ce qui se fait ailleurs ?
« Cela fait longtemps que je n’ai pas dansé en République tchèque. Je dansais parfois dans le cadre de galas. Je ne suis pas trop ce qui se fait maintenant. Je ne pense pas qu’il y ait une grande différence, aujourd’hui la danse s’est globalisée. A Montréal, c’est presque pareil que dans une compagnie en Europe. Les différences se voient surtout au niveau des danseurs, qui viennent d’écoles différentes : moi, j’ai suivi la méthode Vaganova, une méthode très classique. Cela fait une grande différence entre quelqu’un qui a suivi la méthode Vaganova et un autre qui a suivi la méthode Balanchine. Maintenant, j’ai plein de collègues qui viennent de New York et ils ont une technique différente. Cela se voit. Donc les différences se voient au niveau des danseurs, plus qu’au niveau des compagnies qui essaye d’acheter les chorégraphes les plus connus. Ce sont toujours les mêmes : Kylian, Forsythe etc. Mais ça dépend aussi : en France, par exemple, il y a plein de petites compagnies qui vont se diriger vers une autre direction, car leur directeur est aussi chorégraphe et il forme les danseurs à son image. »Je voulais vous demander aussi : quelle est la journée typique d’une danseuse ?
« On commence toujours par une leçon de danse. Dans la plupart des compagnies, c’est de la danse classique. On s’échauffe, on passe à la barre, puis au milieu de la salle, puis on fait des sauts, et de temps en temps on met les pointes. Ensuite on a deux, trois heures de répétition selon le spectacle qu’on prépare. Il y a une pause déjeuner, puis trois, quatre heures de répétition. »
Cela dure toute la semaine…
« Oui, et quand il y a des spectacles on travaille aussi le samedi. Normalement, c’est sept heures de danse par jours, pendant cinq ou six jours. »
C’est beaucoup de travail, beaucoup de bonheur aussi, même s’il y a des souffrances, cela demande des sacrifices : vous ne regrettez jamais ?
« C’est surtout une question de temps. Cela prend beaucoup de temps, un danseur n’a pas de temps pour soi. J’ai eu une petite période où j’ai beaucoup réfléchi à la question. Je me suis finalement rendu compte que c’était cela le sens de ma vie : danser, créer, faire de l’art. »
Avez-vous un projet dans les temps qui viennent ?
« Oui, je vais bientôt participer à une compétition chorégraphique en Chine, à Pékin. Et si tout va bien, je referai un autre spectacle, car les Métamorphoses ont eu un grand succès. »