Le rire et l’oubli : la République tchèque vingt ans après, vue par l’objectif de trente photographes
Jusqu’au 30 avril, l’Institut français de Prague propose une exposition photo intitulée Le rire et l’oubli. Présentée pour la première fois lors du Forum 2000 à l’automne dernier, cette exposition fait partie d’un projet, L.A.F. initié par des photographes tchèques. Parmi les photographes participants, le Français Philippe Dollo qui après une dizaine d’année passées à New York, s’est établi à Prague depuis un an. C’est lui qui nous présente le projet L.A.F.
Mais il y a aussi des photographes tchèques...
« Oui. Il y a aussi des photographes tchèques, certains plus connus que d’autres. »
L.A.F., ça veut dire quoi ?
« L.A.F., c’est Laughter And Forgetting. Le rire et l’oubli. C’est inspiré du livre de Milan Kundera qui symbolise un peu l’esprit du projet. »
Ce sont des photographes confirmés mais aussi des photographes amateurs ?
« Non, ce sont des photographes professionnels. Je m’excuse de mon ignorance de la photographie tchèque. Par contre je sais que nous avons Gueorgui Pinkhassov, un photographe de Magnum qui a accepté de participer au projet. Hana Jakrlová aussi est une photographe établie. »
Parmi les photographes tchèques, on trouve Jan Šibík, qui est le photographe du magazine Reflex, qui couvre souvent les conflits dans le monde. On a aussi le photographe Jindřich Štreit qui est un photographe très connu en République tchèque : il a énormément photographié la campagne tchèque pendant les années de communisme. Dana Kyndrová également que les auditeurs de Radio Prague connaissent aussi. Elle est francophone, elle a beaucoup photographié en Afrique, au Maghreb où elle a vécu et également pendant l’invasion de 1968 en Tchécoslovaquie.Elle est à l’origine d’une exposition sur Jan Palach l’an dernier, et sur les manifestations qui ont suivi sa mort... Enfin, il y a aussi Martin Kollar, originaire de Slovaquie pour sa part, que les lecteurs du Monde 2 doivent bien connaître puisque ses photos y sont souvent publiées.« L’intérêt du projet aussi, qui pourrait être sa faiblesse mais qui finalement n’en est pas une, c’est qu’il y a énormément de styles. Il y a une trentaine de photographes avec des styles très différents : certains sont plus photojournalistiques que d’autres dans leur regard photographique.
Moi je suis plus attiré par des travaux d’auteurs plus intimes. Il y a un travail que je trouve extraordinaire par Jakub Skokan qui a suivi un petit garçon aveugle. C’est un travail très éthérique au niveau du regard. J’aime beaucoup ce travail. D’autres ne sont malheureusement restés que quelques jours et n’ont donc pas pu produire une oeuvre majeure. C’est aussi quelque chose qui pourrait représenter la faiblesse du projet : ce ne sont pas des travaux sur plusieurs mois, parfois ce ne sont que quelques jours. Pinkassov a fait des photos exclusivement pour le projet mais il n’est pas resté très longtemps. Ce sont des photos un peu parallèles, par rapport à son travail habituel. »Vous-même avez participé à ce projet. Comment y êtes-vous entré ?
« En fait je suis un peu une pièce rapportée dans le projet. Je connais Hana Jakrlová depuis quelques années. Elle m’a parlé du projet l’année dernière juste quelques mois avant la réalisation. Je venais de m’installer à Prague quelques temps auparavant et je travaille sur Prague depuis. J’avais déjà travaillé pendant cinq mois de façon très active dans les rues de la ville. Je lui ai proposé d’aller piocher directement dans une sélection déjà faite. Ce qui m’a permis de présenter un travail qui, pour moi, tenait vraiment la route, et qui était peut-être de meilleure qualité que si j’avais passé trois jours sur un sujet quelque part. Elle a accepté ce petit écart. J’ai eu une petite dérogation. Ce qui m’a permis aussi de montrer pour la première fois mes premières photos tchèques. »On peut regarder ensemble dans le catalogue ? Les vôtres s’appellent Errances praguoises avec Kafka...
« Pas du tout, c’est une erreur qui va être corrigée. Kafka, c’est le gros danger parce qu’il y a 150% des photographes français arrivant à Prague qui font quelque chose sur Kafka. Je voulais à tout prix éviter d’être associé à la thématique de Kafka qui est un peu dangereuse. C’est un des plus grands écrivains mais c’est aussi un peu Mickey Mouse. On peut acheter des t-shirts Kafka etc. Ca me rapelle quand j’étais à Monument Valley en Arizona où vous pouvez acheter la salière et la poivrière de John Wayne ! »Donc vous ne vouliez surtout pas être associé à Kafka, et voilà que c’est le cas !
« Le titre va être changé. Le vrai titre c’est : Prague, ou le deuil inachevé. C’est le nom du projet de toutes mes photos. Pour cette exposition, ce n’est qu’un extrait du projet. »Pouvez-vous nous le présenter ? Comment avez-vous appréhendé Prague ?
« Prague, c’était un mystère en arrivant. J’avais essayé de me documenter en arrivant, mais c’était difficile de trouver de la documentation forte depuis les Etats-Unis sur la République tchèque. J’ai donc décider de faire les choses autrement : d’arriver et de travailler de façon tout à fait naïve, en écoutant plus mon instinct et ce que je ressentais dans la rue. Une chose qui m’a vite marquée, c’est qu’il y a une présence de la mort et du souvenir de la mort qui est très forte à Prague. En même temps, ce n’est pas un côté morbide, au contraire. C’est un peu la mort comme compagnon indispensable de la vie, la mort comme vitalité. C’est une image qui, par rapport à l’Occident, ou l’interprétation judéo-chrétienne, qui n’a rien à voir. »
En quoi trouvez-vous que la mort est présente ?« Dans de petits détails, que j’associe peut-être naïvement à un passé douloureux. Ce qui m’a fortement impressionné c’est ce que ce pays a subi des attaques de pays étrangers pendant toute son histoire. En 1918, Tomáš G. Masaryk créée une république qui est en avance sur tout le monde, un système moderne. Vingt ans après, soit le même âge que la république d’aujourd’hui, les nazis arrivent, on entre dans une violence extrême et tout est détruit. Il y a une nostalgie de l’époque d’avant qu’on ressent partout. On sent que la violence des Allemands a été telle qu’on trouve partout des livres, des disques. Il y a énormément de choses sur la seconde guerre mondiale. On dirait que les gens veulent garder cette mémoire intacte à cause de toutes ces souffrances. C’est fait de manière très discrète. C’est ça qui m’a touché. »
Vous qui avez une vision d’ensemble de toutes les photos, vous disiez qu’en effet certaines étaient plus photojournalistiques, d’autres plus esthétisantes, qu’est-ce qui selon vous court à travers ses photos, quel est le lien ?« Je ne sais pas s’il y a quelque chose de commun. Ou plutôt, la chose commune c’est justement que ça parte dans tous les sens, un peu comme une ville ou un pays va proposer une grande variété dans les rues. »
Pour le dire différemment, qu’est-ce ces photos nous disent sur Prague et la République tchèque, vingt ans après le renouveau de la démocratie ?
« Moi j’y vois une énorme interrogation sur le futur, il y a quelque chose d’imprécis. C’est un peu la situation mondiale aussi. Il y a vingt ans, il y a eu un changement énorme dans le pays et on bascule dans un nouveau système, capitaliste, et on ne sait pas trop où on va. Mais c’est comme un peu partout dans le monde. Tout ce que l’on sait, c’est que tout va très vite et que l’on ne maîtrise plus grand-chose. L’avenir est plein d’inquiétudes. On n’est pas dans les années 1920 avec un enthousiasme qui part dans toutes les directions. Ce qui n’est peut-être pas plus mal parce qu’on voit ce que ça a donné après. Ce que j’aime dans cet espèce de ‘no future’ à la façon des punks dans les années 1980 c’est qu’il y a un rapprochement au niveau humain, individuel. C’est très fort à Prague. Il y a une gentillesse et une forme d’attention et de curiosité très discrètes que j’aime beaucoup ici. »