Influence de la Chine en Tchéquie : « Comme avec la Russie, il faut dès à présent identifier tous les risques »
Selon un rapport du service de contre-espionnage (BIS) de novembre dernier, la Chine présente une « menace croissante de renseignement global » pour la Tchéquie. L’exemple des activités de la Russie dans un passé récent montre combien il convient de prendre cette menace au sérieux. Analyste au sein de l’Association pour les questions internationales (AMO) à Prague, Kara Němečková participe à deux projets centrés sur la Chine. Elle répond aux questions de RPI.
Par quels moyens la Chine tente-t-elle d’étendre son influence en République tchèque ?
« Il y a plusieurs moyens. Bien sûr, cela peut se faire à travers l’établissement de contacts avec des hommes politiques ou d’hommes d’affaires ayant de l’influence sur la scène politique et dans la société tchèque. Nous l’avons constaté ces dix dernières années avec le président Miloš Zeman. Il était assez proche des acteurs chinois en République tchèque et, pour eux, c’était un allié important que la Chine est en train de perdre. »
« La Chine a aussi cherché à établir des relations avec certains partis comme le Parti communiste tchèque. Mais cette activité ne se limite pas aux partis idéologiquement proches d’elle. Elle était notamment proche des élites du Parti social-démocrate (ČSSD). Cela dit, après le changement de gouvernement et avec le nouveau président Petr Pavel, la Chine a perdu beaucoup de contacts directs avec les élites politiques tchèques. »
« La Chine instrumentalise aussi la diaspora chinoise qu’elle mobilise à travers différentes organisations du parti. Par exemple, lors de la visite de Xi Jinping en 2016, les ressortissants chinois vivant en République tchèque ont été mobilisés pour venir l’acclamer en opposition à ceux qui étaient venus protester contre sa politique concernant le Tibet. Des personnes chinoises retiraient des drapeaux du Tibet par exemple. »
« Les acteurs chinois cherchent aussi à influencer l’opinion publique en diffusant la propagande chinoise dans les médias tchèques, notamment à travers la diffusion de Radio Chine internationale, qui existe dans plusieurs versions, dans plusieurs pays. La Chine le fait de manière assez indirecte, il s’agit donc souvent de programmes qui semblent innocents, centrés autour de la culture, de l’histoire, de la géographie, mais qui sont en réalité utilisés pour passer des messages sur la politique, sur Taïwan. »
« Les services de renseignement ont aussi noté des tentatives de pénétrer dans le milieu académique tchèque. Par exemple, il y avait un centre tchéco-chinois à l’Université Charles qui a organisé notamment des conférences sur la Chine et qui ne présentait qu’une seule perspective sur les sujets abordés. Il n’y avait pas d’espace pour une opposition présentant des opinions variées. »
Pour vous, la menace chinoise est-elle suffisamment prise au sérieux en République tchèque ?
« Je pense que oui, cela a beaucoup changé. Au cours des dernières années, le débat public sur la Chine en général a beaucoup évolué. Et, justement, avec le changement de gouvernement et l’évolution des positions politiques, aujourd’hui les personnes qui occupent des fonctions importantes prennent cette menace au sérieux, qu’il s’agisse du ministre des Affaires étrangères Jan Lipavský ou du chef du gouvernement Petr Fiala. »
« Les services de renseignement sont très actifs sur le sujet puisque la Chine figure chaque année dans leur rapport. Depuis quelques années, ils tentent d’améliorer la prise de conscience sur cette menace. Beaucoup de parlementaires sont aussi très actifs sur le sujet de la Chine, comme par exemple la députée Eva Decroix qui est membre d’IPAC (Inter-Parliamentary Alliance on China). »
Michal Koudelka, le directeur du Service de renseignement civil (BIS) expliquait le mois dernier que la menace chinoise est liée notamment à la production massive de médicaments en Chine. La Tchéquie est-elle dépendante de cette production ?
« Près de 70 % des substances actives pharmaceutiques (API, ‘active pharmaceutical ingredients‘) nécessaires à la production de médicaments contre la fièvre, les douleurs, mais aussi les antibiotiques, sont produits en Chine. Donc, sans aucun doute, l’Union européenne et la République tchèque sont dépendantes de la Chine. Les services de renseignement ont évoqué un risque dans le cas d’une guerre avec Taïwan. Si la Chine entre en conflit avec Taïwan, la Chine peut intervenir et faire du chantage en menaçant d’arrêter de fournir ces API nécessaires pour notre production de médicaments et ainsi faire pression pour influencer notre position géopolitique vis-à-vis de l’aide à Taïwan et l’engagement dans ce conflit. »
« En général, la Chine est un acteur de plus en plus agressif sur la scène internationale. Elle a l’ambition de devenir une superpuissance. C’est un régime de plus en plus autoritaire et il faut en tenir compte. Comme avec la Russie, il faut dès à présent identifier toutes les vulnérabilités, les domaines dans lesquels nous sommes dépendants, les domaines d’infrastructures critiques où la Chine peut être présente. Il faut vraiment faire attention aux endroits où nous laissons la Chine entrer dans nos réseaux, qui peuvent s’avérer critiques et sont stratégiquement importants. »
Le Bureau national de la cybersécurité et de la sécurité de l'information (NÚKIB) a émis récemment un avertissement contre l'installation et l'utilisation de l'application TikTok. Quels sont les risques liés à cette application ?
LIRE & ECOUTER
« TikTok collecte une quantité excessive de données de ses utilisateurs. Ces données sont stockées sur les serveurs de la société-mère ByteDance, qui réalise ses opérations en Chine, et peuvent être utilisées à des fins problématiques. L’application a accès au calendrier et aux contacts de l’utilisateur, vérifie régulièrement la localisation de l’appareil et détecte des informations sur les autres applications en cours ou installées sur l’appareil. L’application collecte des informations sur le wifi auquel l’appareil est connecté, sur la carte SIM... »
« Il existe une loi sur les activités de renseignement de l’État qui oblige tous les citoyens et toutes les organisations à participer aux activités de renseignement national, qui leur demande de coopérer, de respecter la confidentialité sur des questions classifiées dont ils ont connaissance. Nous n’avons donc aucun contrôle sur l’usage final de ces données et si l’État ou les services de renseignement chinois demandent les données de ByteDance, la compagnie est tenue de les fournir. »
Par conséquent, certains États tels que la Belgique, le Canada ou les États-Unis ont déjà commencé à instaurer des restrictions quant à l’utilisation de TikTok par les employés de la fonction publique. La République tchèque doit-elle en faire de même (ce jeudi 23 mars, l’administration du Parlement tchèque a interdit à ses employés d’utiliser l’application sur tous ses appareils et leur a également recommandé de la désinstaller de leurs appareils privés) ?
« Je pense qu’il serait raisonnable d’adopter ces restrictions aussi. Il existe de vrais risques liés à l’utilisation de cette application par les employés de l’État, qui, inconsciemment, peuvent donner accès à certains systèmes et à certaines informations. Cela peut être une source de vulnérabilité, donc je pense que l’usage de cette application sur les appareils où se trouvent des applications liées aux activités professionnelles ne devrait pas être autorisé. »
« Il devrait en être de même sur les réseaux wifi de ces institutions comme, je pense, sur les campus universitaires. L’Armée tchèque a déjà interdit l’utilisation de TikTok il y a un certain temps, et désormais le ministère de l’Intérieur interdit lui aussi son usage sur les appareils téléphoniques de ses employés. Je pense que toutes les institutions publiques devraient s’en inspirer. »
Fin janvier, la Chine a protesté suite à un entretien téléphonique entre le nouveau président Petr Pavel et la présidente de Taïwan, Tsai Ing-wen. Récemment, l’ambassade de Chine à Prague a de nouveau protesté contre la visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des députés, Markéta Pekarová Adamová. Est-ce un nouvel épisode de tensions entre Prague et Pékin ?
« La réponse de la Chine à l’entretien téléphonique entre Pavel et Tsai était assez limitée. Mais un épisode de tension peut être à craindre puisque Petr Pavel a fait part de sa volonté de rencontrer la présidente Tsai en personne. Il a aussi évoqué une rencontre avec les dissidents de Hong Kong et avec le représentant du gouvernement en exil du Tibet. Il y a donc beaucoup d’enjeux potentiels à l’horizon. »
« De plus, Petr Pavel s’est montré assez direct lors de ses interviews avec les médias internationaux, puisqu’il a ouvertement déclaré que le gouvernement chinois actuel n’était pas très ‘amical’. Ce sont des proclamations relativement fortes. Par ailleurs, le gouvernement tchèque prépare une révision de sa politique envers la Chine, de la relation bilatérale, il faudra donc voir comment tout cela va évoluer. À cela est aussi liée la participation de la République tchèque au format qui s’appelait à l’origine « 16 + 1 » avant de devenir « 17 + 1 », puis aujourd’hui « 14 + 1 ». Il est possible que l’on sorte de cette coopération prochainement. »
La République tchèque reconnaît jusqu’à présent la « politique d’une seule Chine » et, donc, officiellement uniquement la Chine continentale. Cela peut-t-il changer sous la nouvelle présidence de Petr Pavel ?
« Dans notre cadre légal étatique, il n’est pas question que le président change la politique officielle du pays. Mais bien sûr, il contribue par son comportement, ses actes et ses déclarations, à la politique du pays. Il est possible que cette politique s’érode, déjà en raison de cet entretien téléphonique qui est sans précédent au niveau européen. Il n’y a pas d’autres chefs d’État européens qui ont discuté de la sorte avec la présidente taiwanaise. »
« Mais il est important que le ministère des Affaires étrangères et l’ensemble du gouvernement définissent au sein même de l’institution des limites. Il faut qu’eux-mêmes sachent ce qui est possible et ne l’est pas, quelles sont pour eux les limites de la politique d’une seule Chine, qui peut se rendre à Taïwan, qui peut parler avec qui ou comment parler de Taïwan. »
« Par exemple, le président Pavel, bien qu’il ait été briefé par le ministère des Affaires étrangères, a confondu à plusieurs reprises les mots ‘principe’ et ‘ politique’ d’une seule Chine, ce qui n’est pas la même chose. Il est donc important de mettre un peu d’ordre dans tout cela, de bien maîtriser le vocabulaire, et de définir la manière dont on entend continuer à reconnaître cette ‘politique d’une seule Chine’. Dans tous les cas, il n’y aura pas de changement officiel. »
En novembre 2021, suite à l’établissement d’un bureau de représentation de Taïwan à Vilnius, la Chine a officiellement rétrogradé ses relations diplomatiques avec la Lituanie au rang de « chargés d’affaires ». Pensez-vous qu’une crise diplomatique de ce type puisse survenir avec la République tchèque ?
« Ce qu’il s’est passé avec la Lituanie est quand même assez agressif. Ce qui est surprenant est le fait qu’il ne s’agissait pas juste de mesures frappant directement la Lituanie. À travers d’autres pays, la Chine a tenté de réprimander la Lituanie. Étant donné que l’Union européenne a pleinement soutenu la Lituanie, je ne pense pas que la Chine réagira de la même manière la prochaine fois. »