« La démocratie est une lutte constante » : retour sur la conférence de l’historien Timothy Snyder
L’historien de l’Université de Yale Timothy Snyder était à Prague fin juillet à la librairie Václav Havel pour une conférence intitulée : Les Frontières de (non) Liberté (Borders of (Un)Freedom). Interrogé dans la foulée par le journaliste de la Radio tchèque Jan Bumba, il a abordé différents thèmes comme les prochaines élections aux Etats-Unis, l’impact de la nomination du candidat Trump à la présidentielle ou encore son prochain livre, De la Liberté, à paraître sous peu.
« Le système américain est bien moins démocratique que le système tchèque »
L’interview a débuté sur l’actualité politique américaine, avec la nomination de Donald Trump en tant que candidat officiel du Parti Républicain. Pour Timothy Snyder, « personne ne peut prédire l’issue des élections, car beaucoup de choses imprédictibles arrivent ». Il a également ajouté « les démocrates pourront gagner [s’ils] sont physiquement actifs, dans le monde réel et qu’ils arrivent à poursuivre une campagne humaine ».
Lorsque Jan Bumba évoque l’inquiétude à propos de la démocratie aux Etats Unis, l’historien explique la difficulté et le combat quotidien à mener pour conserver celle-ci : « Si nous voulons vraiment une démocratie, nous devons être engagés tous les jours. Il ne faut pas attendre que ça aille mal pour être inquiet ». Timothy Snyder évoque les défauts de la démocratie américaine, vieille de plus de deux siècles. Il remet en cause le système électoral, permettant parfois d’être élu sans recevoir une majorité de voix, en vertu du suffrage indirect et du découpage électoral. « Nous ne pouvons pas dire en tant qu’Américain que nous avions une démocratie parfaite et qu’à présent, elle est menacée. […] La démocratie est une lutte constante, mais elle en vaut la peine. Nous sommes à un moment où tout peut basculer très rapidement ».
Par la suite, l’auteur compare les systèmes démocratiques tchèque et américain. Il estime que : « Le système étasunien est bien moins démocratique que le système tchèque [car] quand vous votez pour un président, vous élisez directement votre président ».
À l’issue des prochaines élections qui auront lieu le 5 novembre prochain, l’ordre mondial et les rapports de forces pourraient évoluer. Pour Snyder, les Européens doivent prendre conscience du poids qu’ils peuvent représenter sur la scène internationale : « Je pense que l’Europe pourrait devenir le centre du monde en termes de démocratie pour les quatre prochaines années ». Cela implique une prise d’indépendance de l’Europe face à son partenaire outre-Atlantique. Dans les années à venir, celui-ci pourrait se rapprocher de la Chine ou de la Russie, si Donald Trump obtient un second mandat : « Si Trump devient président, les Etats-Unis changeront probablement de système politique, […] mais il sera certainement déchiré par un conflit en 2025 ».
« Pour ce qui est des affaires étrangères, nous pouvons nous attendre à ce que Trump nous habitue à un discours similaire à celui en provenance de Beijing ou Moscou ».
« La question c’est plutôt, voulez-vous combattre en Moravie, où voulez-vous combattre dans l’oblast de Kharkiv ? »
La deuxième partie de l’interview se concentre davantage sur la guerre en Ukraine et l’impact des États-Unis et de l’Europe sur celle-ci. Pour l’historien, le soutien américain pourrait probablement diminuer dans l’hypothèse d’une nouvelle administration Trump. Le milliardaire américain semble se tourner vers Moscou, qui n’est pas indifférent face à la première puissance militaire : « La meilleure chance pour la Russie de gagner en Ukraine, c’est grâce au soutien des Etats-Unis. Le chemin le plus court pour Kyiv passe par Washington DC ».
Timothy Snyder rappelle ensuite les précédents d’intimidations venant des États-Unis : « Trump n’est pas en position de faire un accord. Ce qui veut en réalité dire faire chanter les Ukrainiens. Il l’a déjà fait, en les menaçant de suspendre l’envoi d’armes, tout en disant que Poutine donnerait des territoires qu’ils ne contrôlent pas déjà. […] Le comble, c’est que Trump est censé être un bon négociateur. En réalité, il propose un accord qui est bien plus avantageux pour les Russes, et qu’ils n’auraient pas pu obtenir sans l’aide américaine ».
Lorsque le journaliste demande à son interlocuteur s’il y a toujours de l’espoir pour l’Ukraine, Snyder ne semble pas pessimiste, mais souligne la nécessité d’une aide européenne : « Cela dépend de la capacité européenne à produire des munitions, et cela dépend de la capacité des Européens de permettre aux Ukrainiens de faire des choses normales et raisonnables, comme détruire la logistique russe à l’intérieur de la Russie ». L’idée de l’historien est que l’Ukraine a besoin d’immobiliser la Russie et non seulement les soldats russes. Cela ne peut être possible sans une aide accrue des voisins européens.
Ces dernières années ont vu s’installer en Europe des tendances illibérales et conservatrices, à l’image du troisième groupe parlementaire européen, Patriotes pour l’Europe, qui affiche une orientation plutôt défavorable à l’Ukraine. Certains politiciens estiment qu’il faudrait suspendre tout envoi d’armes, pour accélérer le retour à la paix. Pour Snyder, cet argument est « clairement faux ». « Si nous n’avions pas envoyé d’armes, la Russie aurait envahi toute l’Ukraine. La question c’est plutôt, voulez-vous combattre en Moravie, où voulez-vous combattre dans l’oblast de Kharkiv ? ». Il développe ensuite son idée : « Vous pouvez décider de faire perdre l’Ukraine, mais si vous les laissez perdre, vous admettez la logique impériale russe. […] Vous en faites un territoire presque occidental, en y envoyant des ressources économiques, minérales, agricoles et humaines. Vous nourrissez l’ennemi ».
« Si j’étais Européen, j’essaierais de rendre le combat aussi facile que possible pour les Ukrainiens, afin qu’il continue de se battre à notre place. Car si eux ne se battent plus pour nous, alors nous devrons nous battre pour nous-mêmes ».
D’autre part, la Russie alimente une propagande favorable aux politiques menées par le Kremlin. Alors que la justification de « l’opération militaire spéciale » s’affaiblit et devient de moins en moins cohérente en interne, la Russie fait apparaître des messagers dans le reste du monde : « Pour JD Vance, l’idée est que l’Ukraine est corrompue et que donc, nous ne devrions pas envoyer d’argent. C’est un message de propagande russe […] et qui est faux. Mais c’est un argument qui n’existait pas au début de la guerre, car les Russes pensaient au départ que la guerre serait une question de jours ».
De la Liberté, mais de quelle liberté ?
La dernière partie de l’interview porte sur le prochain livre de Timothy Snyder, De la Liberté. Dans cet ouvrage, l’auteur de 54 ans dépeint sa vision de la liberté et la manière dont les gouvernements peuvent servir de structure à sa construction et son maintien : « Je pense que nous sommes inquiets à l’idée de perdre notre liberté. Mais le vrai problème, c’est que nous ne savons pas réellement ce qu’est la liberté et comment en parler ». Snyder classe dans son livre une hiérarchie des valeurs et y place à son sommet la liberté. En tant que valeur la plus haute, elle doit permettre et assurer le libre-arbitre. Cette liberté, par ailleurs, doit être elle-même mise en place par un gouvernement : « La tâche du gouvernement est de créer les conditions dans lesquelles nous pouvons grandir et devenir des personnes libres ». Pour permettre cela, il se place en opposition avec les différentes visions politiques anarchistes, anti-gouvernementales ou au contraire, ceux qui ne se préoccupent pas de la liberté.
Pour Snyder : « Notre problème est que la liberté et le gouvernement sont en opposition. […] Nous avons besoin d’un gouvernement pour assurer la liberté. Si vous partez du principe que le gouvernement est un problème, vous n’aurez qu’une autre forme de gouvernement. Dans notre monde, à la troisième décennie du XXIe siècle, cette forme de gouvernement sera oligarchique ». L’historien déroule sa pensée à propos du gouvernement, en plaçant celui-ci comme une charpente qui ne peut être détruite, sous peine de causer une situation peut-être pire : « Je pense que nous devons admettre que la liberté requiert des conditions. Des enfants laissés seuls, abandonnés par leurs parents ne seront pas libres ». La situation nécessite alors une « compréhension collective, qui inclut un gouvernement ».
L’interview se conclut par l’idée générale de l’ouvrage : « Petit à petit, imaginez toutes les manières dont le gouvernement pourrait nous aider à être libres, et justifiez leurs actions uniquement par ce critère. Est-ce ou non un moyen de permettre aux gens de grandir dans un monde libre ? Ne pas leur dire quoi faire, ne pas leur dire quoi penser, ne pas leur dire quoi valoriser, mais créer les conditions de rendre cela « autonome » pour utiliser les mots de Václav Havel, ou « souverains » pour reprendre le mot que j’utilise dans le livre. C’est pour moi la réelle justification du gouvernement ».