Timothy Snyder : Klaus a gagné le duel moral face à Havel
Eminent spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et orientale et de la Seconde Guerre mondiale, l’historien américain Timothy Snyder est également un fin connaisseur des affaires internationales contemporaines. Le journaliste Filip Nerad s’est entretenu avec l’universitaire de Yale sur la situation géopolitique actuelle de l’Europe centrale pour l’émission « Interview Plus » de la Radio tchèque.
En octobre, se tiendront en République tchèque les élections législatives. Ces dernières années, la Russie a tenté à plusieurs reprises de s’ingérer dans les processus électoraux, à l’image des élections présidentielles américaines, et d’influencer les votes par le biais de campagnes de désinformation. Les élections constituent-elles toujours une compétition équitable de nos jours ? Dans quelle proportion sont-elles influencées par des interventions extérieures ?
« Je pense qu’avoir une compétition équitable lors d’une élection doit être l’aspiration de toute démocratie. Que ce soit la République tchèque ou les Etats-Unis, nous devons nous interroger sur les conditions internes nécessaires pour disposer d’élections compétitives. Dans nos deux pays, il y a un questionnement autour de la liberté d’expression. L’ingérence extérieure est plus prononcée quand existent des troubles internes. Le comportement des acteurs extérieurs est motivé par leur volonté de trouver les faiblesses du système ; ils cherchent les divisions au sein de la société. Ainsi, le meilleur moyen pour contrer l’ingérence extérieure est de tenter de résoudre autant que possible les problèmes internes. »
La République tchèque doit-elle s’inquiéter d’un sort similaire ? Ou bien sommes-nous, d’une certaine manière, à l’abri de tels agissements, n’étant pas un acteur international aussi important que les Etats-Unis, l’Allemagne ou le Royaume-Uni – trois pays ciblés par de telles interventions ces dernières années ?
« Non, c’est même tout le contraire, je dirais. En général, la Russie s’exerce tout d’abord avec de petits pays avant de s’en prendre aux plus grands. La désinformation russe est présente en République tchèque et la Russie a certainement ses favoris parmi les politiciens tchèques. Donc non, je pense qu’il faut prendre les choses dans l’autre sens. Selon moi, c’est assez accidentel si les Etats-Unis ont été un tel succès pour la Russie. Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à ce que cela fonctionne aussi bien. »
Vous avez déclaré que nous avions en République tchèque des politiciens terribles. Pouvez-vous en nommer certains ? Qui est selon vous un horrible politicien en République tchèque ?
« Si l’on considère le secteur de l’information et la Russie, alors votre président arriverait sûrement en tête de liste. Il est plus que naïf à l’égard de la Russie et présente, à mon avis, une attitude désastreuse vis-à-vis de la presse. Des élections sans une presse libre sont essentiellement une cérémonie au cours de laquelle le pouvoir conserve son rôle antérieur. Tout le monde peut avoir des politiciens et des présidents terribles, mais si l’on parle de la Russie et de la liberté d’expression, alors j’imagine que la réponse est assez claire pour votre pays. »
L'Europe centrale, zone d'expérimentation
L’Europe centrale a fonctionné historiquement comme une zone tampon entre l’Allemagne et la Russie. Quel est son rôle aujourd’hui en tant que membre de l’Union européenne et de l’OTAN ?
« L’histoire ne s’achève jamais complètement. Ce serait naïf de croire que rejoindre l’UE et l’OTAN signifierait que la vie s’arrêterait et qu’il n’y aurait plus de défis. Mais comme nous pouvons l’observer, ce n’est absolument pas le cas et la lutte pour la démocratie et la liberté est bien moins aujourd’hui une question de territoire qu’elle ne l’était auparavant. Autrefois, il était question de chars d’assaut et de mines, aujourd’hui il s’agit plus de mèmes et d’esprits. Aussi étrange que cela puisse paraître, je pense que le rôle de l’Europe centrale est le même que celui des cent dernières années, à savoir celui d’une zone expérimentale. Beaucoup de choses qui arrivent à l’Ouest, se produisent tout d’abord en Europe centrale, et ce de manière plus intense, à l’image des tuneláři [les tunneliers, des escrocs financiers durant la période post-communiste] et de l’oligarchie. Vous avez eu cette forme de corruption en premier. Nous sommes en train d’évoluer dans cette direction d’une certaine manière aux Etats-Unis. Les affaires liées au cyberespace que nous évoquions étaient, elles aussi, très intenses en Russie, en Ukraine et en Europe centrale avant d’atteindre les Etats-Unis. Je pense donc que vous êtes toujours une zone d’expérimentation, pour le meilleur comme pour le pire. »
Qu’est-ce qui est expérimenté actuellement en Europe centrale ? Quelles sont les caractéristiques de ce qui est testé sur nous ?
« Cela ne vient pas seulement de l’extérieur, cela provient aussi de vos propres dirigeants. Je pense qu’il y a une sorte de théorie du vide démocratique. Certes vous avez des élections et des partis politiques mais tout semble curieusement vide. Il n’y a pas assez de faits, pas assez de valeurs, seulement des procédures, et les procédures, plutôt que de révéler la réalité ou de changer la réalité, entretiennent le statu quo. La Hongrie est allée très loin dans cette direction et la Pologne suit lentement le même chemin. La Russie en est également un très bon exemple : vous avez des élections, mais elles ne signifient rien, elles sont vides de sens. Nous faisons face à une sorte de vide démocratique. C’est fort dommage car la démocratie se heurtait auparavant à des défis intellectuels et moraux. Ces derniers pouvaient provenir d’endroits controversés, mais au moins ils incarnaient une forme d’ingéniosité humaine. Désormais, ce n’est plus que démocratie vide contre pleine démocratie. »
Je voudrais à présent remonter un peu dans le temps, jusqu’au président tchèque Václav Havel que vous citez très régulièrement dans vos livres. Depuis sa mort, la République tchèque demeure-t-elle une figure morale en Europe et plus particulièrement en Europe centrale, comme c’était le cas après la révolution de Velours ?
« Selon moi, il y avait une compétition morale entre Václav Havel et Václav Klaus et ce dernier a finalement gagné. Non pas que je défende Václav Klaus, simplement je pense que la République tchèque actuelle correspond davantage à la Tchéquie de Václav Klaus qu’à la Tchéquie de Václav Havel. Et je dis cela à regret. Il y avait une compétition politique entre deux conceptions morales bien différentes. Celle d’Havel correspondait à une communauté horizontale, à une certaine authenticité des personnalités individuelles, la politique jouant un rôle secondaire et devant permettre aux gens de vivre la vie qu’ils méritaient d’avoir. Pour Klaus, en revanche, la politique était un instrument au service de la transformation économique. Cette transformation économique était corrompue depuis le début, et ce, largement en raison de Klaus. Cette dichotomie a marqué la République tchèque moralement. »
« Le Havel des années 1970 et 1980 reste cependant un colosse. Quand je relis sa Lettre ouverte à Gustav Husák, ou encore Le pouvoir des sans-pouvoir, je reste frappé par l’exactitude avec laquelle il dépeignait les problèmes de la démocratie occidentale. J’ai lu cet essai pour la première fois dans les années 1980. Je me souviens encore de la fin expliquant dans quelle mesure la Tchécoslovaquie communiste annonçait les problèmes auxquels serait confronté ultérieurement l’Occident. Cela me semblait ridicule, alors que c’était juste et même prophétique car Havel était très préoccupé par la mécanisation des événements. Il craignait que les choses deviennent prévisibles. Pour lui, seule la liberté était par nature imprévisible et improbable. Il redoutait une machine sociale qui nous contraindrait aux ‘états les plus probables’, selon ses termes. C’est d’ailleurs ainsi qu’il définissait la répression : lorsqu’une personne est contrainte d’exécuter des tâches qui sont probables. La liberté, au contraire, c’est reconnaître ce qui est imprévisible, beau et authentique en soi. C’est pour moi une analyse profonde qui ne concerne pas seulement la Tchécoslovaquie des années 1970, mais aussi l’Occident et nous tous aujourd’hui, où il existe désormais une grosse machine : l’internet. Il tend à nous rendre tous moins intéressants et quand vous êtes moins intéressants, cela devient très difficile de soutenir une société civile et donc une démocratie. Havel reste donc pour cela une figure majeure de notre époque. »
Retrouvez l’intégralité de l’entretien en anglais avec Timothy Snyder sur la chaîne Youtube de la station Plus de la Radio tchèque : www.youtube.com/watch?v=lBMYEywrM4Q.