Succès inespéré de la photographe Libuše Jarcovjáková, mise à l’honneur cet automne à Prague
Méconnue pendant des décennies et révélée lors des Rencontres de la photographie à Arles, qui lui ont consacré une grande exposition en 2019, Libuše Jarcovjáková remporte depuis un vif succès sur la scène artistique tchèque et internationale. Cet automne, la Galerie nationale de Prague présente la première rétrospective de la photographe de 72 ans, tandis qu’un documentaire exceptionnel retraçant sa vie est sorti en salles en Tchéquie, après avoir été applaudi dans les festivals de Berlin, Varsovie, Lisbonne ou Bâle.
« Toute ma vie, j’ai été persuadée d’être une photographe, mais cela n’intéressait personne », confie Libuše Jarcovjáková dans le documentaire intitulé « Ještě nejsem, kým chci být » (I’m Not Everything I Want to Be). Au tout début du film, elle se souvient du coup de fil inattendu du directeur des Rencontres d’Arles l’invitant au festival. « Ce moment, je l’attendais depuis 50 ans », avoue l’artiste pour remonter ensuite dans le temps et retracer ce demi-siècle, où elle documentait la vie dans l’ancienne Tchécoslovaquie, sans vraiment s’en rendre compte, en prenant des photos très personnelles d’elle-même et de son entourage et tout en gardant son travail artistique pour elle.
« Le film a été tourné pendant quatre ans. Il est fait à partir de 3 000 photos, sélectionnées notamment par la réalisatrice Klára Tasovská. Au début, j’ai dû me faire à cette idée du film. Mais quand j’ai vu qu’il y avait une symbiose entre Klára et moi qu’elle me comprenait tout à fait et comprenait mon œuvre, je lui ai donné carte blanche. Elle pouvait accéder à mes archives et y choisir ce qu’elle voulait. »
Un film composé de 3 000 photos
Pendant l’heure et demie que dure le film, le spectateur regarde en effet les 3 000 photos de Libuše Jarcovjáková, l’une après l’autre, accompagnées de la voix-off de l’artiste. Celle-ci ne commente pas ses œuvres, mais lit des extraits de ses journaux intimes. Tout comme ses photos, ceux-ci montrent une réalité sans filtre, mise à nu, crue, parfois sauvage, mais toujours sincère.
Née en 1952, Libuše Jarcovjáková est issue d’une famille d’artistes. Trois fois de suite, elle n’est pas acceptée, pour des raisons politiques, à la FAMU, la célèbre école de cinéma de Prague, où elle veut étudier la photographie.
Créer à sa manière et sans compromis
Employée dans une imprimerie, elle exerce alors son art au sein de ce monde ouvrier. Lorsqu’elle entre enfin à la FAMU, elle se sent aussitôt rejetée à cause de sa manière de travailler et de percevoir le monde : ce sentiment d’incompréhension et d’isolement, Libuše l’a connu depuis son enfance :
« Quand j’avais onze ou douze ans, on m’a offert mon premier appareil photo. J’ai fréquenté des cours de photographie et c’était plutôt amusant, parce qu’on copiait des négatifs en peu comme au XIXe siècle… Ensuite, je suis entrée à l’école d’art graphique de la rue Hellichova pour étudier la photographie. Ce n’était pas une bonne décision : certes, j’y ai obtenu ma première formation, mais ce que je faisais ne répondait pas vraiment aux exigences des professeurs. A l’époque on acceptait uniquement des images nettes et très précises au niveau technique. Les photos un peu floues étaient immédiatement rejetées. On me disait souvent que de telles photos devaient être déchirées et jetées à la poubelle. »
« Mais moi, j’aimais la photo. J’aimais aussi les accidents photographiques. En fait, je considère aujourd’hui comme une chance inouïe de ne pas avoir pu publier mes photos, les partager avec qui que ce soit. Grâce à ça, j’ai pu photographier à ma façon, comme je le voulais et je le sentais, sans faire de compromis. »
Dans la Tchécoslovaquie communiste et au-delà du Rideau de fer
Authentique et intuitive – c’est ainsi que les connaisseurs évaluent son œuvre, souvent comparée à celle de l’Américaine Nan Goldin. Les deux photographes partagent la même approche presque négligente de la technique, la même spontanéité et aussi, une vie en dehors des règles. Toujours à travers les photos et le journal intime de Libuše Jarcovjáková, on découvre, dans le documentaire, son histoire personnelle : ses échecs sentimentaux, sa quête d’identité sexuelle et de liberté intérieure, la relation compliquée avec son père, le désir de quitter l’ambiance étouffante de la Tchécoslovaquie communiste et la souffrance de l’émigration lorsqu’elle s’est retrouvée vivre, grâce à un mariage blanc, à Berlin-Ouest.
Le film nous emmène également au Japon où les photos de Jarcovjáková ont été remarqués pour la première fois, ainsi qu’au sein des minorités ethniques et LGBTQ+ qui intéressaient la photographe et dont elle a documenté la vie dans les années 1970-80 à Prague. Le spectateur est aux côtés de l’artiste lorsqu’elle photographie les Allemands en train de démanteler le mur de Berlin et les Tchèques et les Slovaques retrouvant la liberté à la fin de 1989.
« Qui suis-je ? » ce questionnement permanent est le fil rouge du documentaire et aussi de la rétrospective qui lui est consacrée jusqu’au 30 mars prochain à la Galerie nationale de Prague.
Albums de sentiments
« Je trouve important de faire une sorte d’autoréflexion en écrivant un journal intime », souligne l’artiste. « J’enregistre ainsi des événements de ma vie, mais surtout ce que je ressens. Mon journal, comme mes photos, ce sont des albums de sentiments », explique Libuše Jarcovjáková.
Commissaire de son exposition pragoise organisée au Palais des foires (Veletržní palác) et l’une des collaboratrices les plus proches de la photographe, Lucie Černá explique :
« Pour la première fois, nous exposons les photos de ses deux séjours au Japon. Une place privilégiée est également accordée aux autoportraits de Libuše. J’en ai choisi quelques-uns qui jalonnent l’exposition, qui me semblent emblématiques. Sur le premier, elle apparait nue : c’est ainsi qu’elle s’est photographiée dans l’appartement de la cinéaste Ester Krumbachová qui était l’amie de sa mère. Ensuite, nous verrons Libuše au T-club de Prague, où se réunissait la communauté gay et lesbienne. Elle était en train de photographier, lorsque quelqu’un lui a pris son appareil et l’a prise elle-même en photo. Ensuite, nous exposons plein d’autres autoportraits, faits à partir des années 1970 jusqu’à maintenant. Les derniers, elle les a pris avec son téléphone mobile il y a seulement quelques semaines ! »
« L’exposition est clôturée par son autoportrait de 1972. Je l’ai choisi pour boucler la boucle. Dans la vie et dans la création de Libuše, il y a des sujets qui reviennent. Elle photographie un peu les mêmes situations, la même ambiance. Pour marquer cette répétition et le caractère cyclique de la vie, je laisse le visiteur rencontrer à la fin cette jeune artiste qu’elle était à l’époque. »
Portraits et autoportraits pris avec le téléphone
Une série de photos en couleurs, sur lesquelles on retrouve la mère de la photographe à la fin de sa vie, après un AVC, attire particulièrement l’attention. Libuše Jarcovjáková explique la genèse de ce cycle :
« Avec ma sœur, nous nous sommes occupées de notre mère sans relâche pendant trois ans. Parfois, la routine était accablante. Les séances photo nous permettaient d’en sortir d’une certaine manière. Ma mère aimait quand je photographiais. En tant que plasticienne, elle aimait les couleurs. Voilà pourquoi je faisais des photos colorées à cette époque-là. »
Lucie Černá précise que la série compte, dans son ensemble, près de 700 photographies numériques. « Pour l’exposition, j’en ai choisi neuf », explique-t-elle. Elles montrent la mère de Libuše en train de prendre sa douche, assistée par sa fille. Pour moi, ce mini-cycle exprime le mieux le mélange de joie et de douleur qui accompagnait chez elles l’inversement des rôles mère-fille. »
Même si Libuše Jarcovjáková photographie essentiellement avec des appareils argentiques, elle utilise aussi fréquemment la caméra de son téléphone mobile.
« J’utilise mon téléphone comme un carnet de notes. Effectivement, il y avait une période où je m’en servais beaucoup : lorsque je prenais en photo ma mère malade, je devais en même temps la tenir ou la soigner. Pour cela, le téléphone mobile était parfait. C’est un outil très efficace qui permet de faire des photos de qualité. Il faut juste ne pas faire les choses automatiquement, mais être attentifs à ce qui nous entoure, s’intéresser aux choses les plus ordinaires. Et il faut savoir ce que l’on veut dire. C’est autre chose que de photographier juste pour impressionner les autres », affirme Libuše Jarcovjáková, à la tête du département de photographie à la faculté de design de l’université de Plzeň. Ses photographies seront prochainement à voir dans des expositions prévues à Paris, Lisbonne et Berlin.