Rendez-vous avec la mort : les mémoires d’un Tchécoslovaque dans la Guerre d’Espagne et la Résistance française
Salomon Ickovič est né dans une famille juive de la Ruthénie subcarpathique autrefois tchécoslovaque et désormais ukrainienne. Communiste engagé, il fait partie de ceux qui sont allés combattre contre Franco en Espagne puis ont fait acte d’un immense courage dans les rangs de la résistance contre les nazis en France, pendant que le reste de sa famille était exterminée dans la Shoah. Il a raconté ces incroyables années – sept en tout – dans un récit jusqu’ici inconnu et un manuscrit retrouvé grâce à sa fille par Michel London, le fils d’Artur London qui fut son compagnon de route. Michel London, qui a traduit ce manuscrit, a répondu aux questions de Radio Prague Int.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu, petit, le nom Ickovič pour la première fois ?
« J'ai des souvenirs de l'âge de 4 ans où je connaissais déjà Salomon, Isabel et leurs filles, donc vraiment depuis toujours. »
Est-ce que la découverte de ce manuscrit ou de ce tapuscrit a été une véritable surprise pour vous ?
« Une surprise totale. Je vais vous décrire un peu comment ça s'est passé : c'était en mai 2022, ça fait donc deux ans et demi, bientôt trois. J'étais à Prague avec sa fille Régine, nous étions en train de déjeuner dans un restaurant, on parlait de tout et de rien. Et à un moment, elle me dit « Je ne sais pas quoi faire du manuscrit de mon père ». Je n’en connaissais pas l’existence. Elle m'a expliqué que son père avait dicté ses mémoires, ses mémoires de guerre, et qu'elle avait un manuscrit dont elle ne savait pas quoi en faire. Elle ne connaissait pas l'origine exacte du manuscrit puisqu'elle était déjà émigrée en Italie au moment où ça a été écrit, tout au moins je crois. Et moi, bien sûr, je ne la connaissais pas du tout. De même que la vie de Salomon, il en parlait très peu. Je savais qu'il avait été résistant, je connaissais quelques faits d'armes, mais pas du tout les détails extraordinaires qui sont décrits dans le livre. »
Il ne racontait ça jamais à personne ou seulement à peut-être quelques anciens compagnons de route ?
« Vous savez, certainement, entre anciens, il devait revenir sur ces histoires... Mais nous, il n'en parlait pas. Régine ignorait complètement. C'est ce qu'elle m'a dit, tout au moins. »
Ce parcours, vous en connaissiez quand même les grandes lignes ?
« Je savais qu'il avait combattu en France. Je savais qu'il avait commis quelques attentats, mais je n'avais pas de précisions supplémentaires. Je ne savais pas du tout de quoi il s'agissait. »
« Tout est incroyable, à la fois le courage et la chance de s'en sortir »
Je suppose que vous avez appris beaucoup de choses en lisant ce manuscrit et en décidant de le traduire. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué en retraçant ce parcours de sept années ?
« Il y a la guerre en Espagne et puis la résistance en France depuis 1940. La libération de Paris, c'est là où il s'arrête. Il arrête ses mémoires, la libération de Paris, en 1944. Tout m'a marqué. Tout ce récit, en particulier de la résistance en France, de sa participation à la résistance, c'est incroyable. Tout est incroyable, à la fois pour le courage, pour la chance qu'il a eue à chaque fois de rencontrer des personnes, de pouvoir s'en sortir. Tout m'a marqué. »
On y croise des grands noms de la résistance et de résistants tchécoslovaques engagés dans la résistance en France. Alors, il y a les pseudonymes et puis vous avez retrouvé les véritables noms de ces résistants.
« Le tapuscrit, si je suis bien informé, a été fait dans les années 69-70, donc après l'occupation par les pays du pacte de Varsovie, et le tapuscrit a été corrigé, en particulier tous les noms des personnes qui pouvaient déplaire au régime mis en place. Ils ont été barrés, raturés au stylo. Mais on peut voir en transparence. Donc j'ai retrouvé effectivement les noms de Pavel, de Otakar Hromádko, de mon père, de Laco Holdoš. J'ai retrouvé ces noms que j'ai remis, en signalant dans la présentation que tous ces noms avaient été remplacés par des pseudos, souvent des pseudos qu'ils utilisaient dans la résistance, d'ailleurs. C'était surtout pour donner une chance au tapuscrit d'être publié, à mon avis. Pour aller au-devant de la censure si jamais ça a été présenté. Je n'ai aucun détail là-dessus.
C'était donc quelques années avant la mort de Salomon Ickovič, qui est mort en 1971...
« Oui, il est mort en 1971, donc c'était très peu de temps avant sa mort, c'était vraiment un ou deux ans avant sa mort, je pense. »
Où est-il enterré ? Est-ce que vous, membre de la famille London, vous avez pu assister à ses funérailles ?
« Il est enterré à Prague, mais nous n'avons pas pu, évidemment, assister à ses funérailles, puisque nous étions interdits de séjour et pendant 30 ans, nous n'avons pas pu retourner en Tchécoslovaquie. La dernière fois que j'ai vu Salomon, c'était en juin 70. Je m'en souviens bien, c'était la naissance de mon premier neveu, à Paris. Il avait enfin pu obtenir son visa pour venir en France. Il n'avait pas pu revenir depuis une vingtaine d'années. Le visa lui était refusé. »
Le parcours pendant ces sept années qui sont retracées dans ce manuscrit que vous avez traduit est évidemment impressionnant. D'ailleurs, le titre est assez révélateur : Rendez-vous avec la mort. Il a fait preuve d'un courage extraordinaire, notamment après avoir été blessé en Espagne et en voulant tout de suite retourner sur le front, à peine guéri
« Absolument. Et je me souviens qu'il souffrait toujours de sa jambe, même 30 ans après. »
Chez les Ickovič le 21 août 1968
Parce que vous, à propos de cette invasion de 1968, vous étiez avec lui à ce moment-là ?
« J’étais chez eux, chez Salomon et Isabel, puisque j'étais en vacances en août 1968. J'étais en vacances à Prague chez eux. Et donc, c'est chez eux que j'ai appris par un coup de fil vers 2h du matin que l'invasion avait eu lieu. Et c'est chez eux que se sont réfugiés mes parents qui venaient d'arriver à Prague la veille, le 20 août. Ils ont quitté l'hôtel parce qu'on ne savait pas du tout comment ça pouvait se passer. Ils sont allés se réfugier pendant deux ou trois jours chez Salomon et Isabel avant de revenir en France. »
Les Pragois face aux chars soviétiques
Salomon a dû exercer diverses professions, dont celle de chauffeur, parce que comme beaucoup de Tchécoslovaques qui avaient combattu sur les fronts de l'Ouest, le régime communiste était très méfiant envers eux et leur fermait beaucoup de portes, dans le meilleur des cas. Est-ce que vous savez, vous étiez jeune à l'époque, mais est-ce qu'il croyait encore au communisme ? Est-ce qu'il y avait de l'espoir ou c'était fini du côté de Salomon Ickovič ?
« Écoutez, je ne saurais vous dire. Vous savez, l'espoir, peut-être qu'il y avait encore un peu d'espoir au moment du printemps de Prague. J'ai souvenir d'une émission que j'avais retrouvée à l'INA de la télévision française, où il était interviewé. Malheureusement, je ne l'ai plus jamais retrouvée. Il y était interviewé, on lui demandait ses impressions sur les événements de début 1968, sur le Printemps de Prague et il avait l'air assez enthousiaste quant à ces événements. C'est ce que je peux vous dire. »
Comment était sa vie, quand vous étiez vous-même à Prague, la vie quotidienne de Salomon Ickovič avant l'arrivée des chars du Pacte de Varsovie ?
« Il travaillait, les dernières années, comme chauffeur au SPB, c'est-à-dire l'Union des combattants antifascistes. Je pense qu'il était plus ou moins satisfait... Mais enfin, il n'en parlait pas beaucoup, jamais il ne se plaignait... Bon, je ne le voyais pas souvent, je le voyais quand j'allais à Prague en vacances. Moi, j'habitais Paris déjà depuis 1964, donc je le voyais peu. Mais jamais je n'ai entendu la moindre plainte de sa part. »
Il y a peu d’écrits qui reviennent sur des parcours de résistants communistes comme lui. Est-ce que vous avez été contacté par des personnes qui avaient déjà écrit sur le sujet, qui ont découvert des choses grâce à ce manuscrit traduit par vos soins ?
« Ce manuscrit, quand Régine m'en a parlé, me disant qu'elle ne savait vraiment pas quoi en faire, j'en ai rapidement parlé à Denis Peschanski, un historien qui fait autorité sur cette période en France, qui a été a priori très intéressé. Et après un premier jet de traduction, il a dit que c'était extraordinaire et qu’il fallait le publier. »
Denis Peschanski signe la préface de ce récit intitulé Rendez-vous avec la mort et publié le mois dernier en France par Flammarion.