Le Tumulte et l’Oubli : les Sudètes, ce laboratoire tragique de l’histoire tchèque au XXe siècle

Timothée Demeillers: Le Tumulte et l’Oubli

Roman choral qui se décline sur un peu plus d’un demi-siècle, Le Tumulte et l’Oubli (éditions Asphalte) de Timothée Demeillers plonge le lecteur dans une ville imaginaire de la région des Sudètes : depuis l’annexion de cette région germanophone de Tchécoslovaquie par Hitler en 1938, en passant par la libération par l’Armée rouge, l’expulsion des Allemands, le repeuplement partiel par des Roms de Slovaquie, la période communiste, la transition vers la démocratie et les conséquences du passage à l’économie capitaliste, le récit embrasse l’histoire mouvementée d’un pays à travers une de ses régions les plus marquées par les aléas du XXe siècle, et via une foule de personnages attachants et complexes. Entretien avec son auteur qui en a d’abord rappelé la genèse.

« C’est une naissance en plusieurs étapes : c’est à la fois un mélange de souvenirs que j’ai pu avoir de mon histoire familiale, celle des Allemands des Sudètes, et cela s’est mêlé à des considérations plus politiques ou géopolitiques sur les relations entre l’Allemagne et la Tchéquie. Au départ, je pensais en faire plutôt un film documentaire parce que j’étais intéressé par les voyages mémoriels des associations des Allemands des Sudètes qui revenaient dans leurs anciennes villes – avec des sentiments un peu mêlés, entre la peine et le côté un peu revanchard, voire parfois un peu belliqueux dans les propos. Finalement le film ne s’est pas fait et petit à petit est né ce projet de livre. J’ai fait à la fois des recherches sur le livre, mais aussi des recherches plus personnelles sur ma famille car mes deux grands-parents n’avaient jamais parlé de leur histoire. C’est donc tout cela qui s’est mélangé. »

Pouvez-vous nous en dire plus sur cette facette de votre famille, je suppose qu’il s’agit du côté maternel…

Timothée Demeillers | Photo: Baptiste Lunel,  Archive de Timothée Demeillers

« Mes deux grands-parents étaient des Allemands des Sudètes. Ma grand-mère maternelle vivait à Vrchlabí, donc Hohenelbe dans le nord de la Bohême. Mon grand-père est plutôt de la région d’Olomouc. Comme la majorité des Allemands des Sudètes ils ont été expulsés, déplacés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’est un récit qui, chez eux, n’a jamais été verbalisé. On savait qu’ils venaient de cette région-là, mais c’est quelque chose qui n’éveillait pas particulièrement de curiosité de la part de leurs propres enfants, mais et dont eux ne voulaient pas parler. On savait juste qu’ils venaient de cette région. On le savait aussi par certains indices, par la cuisine qu’ils faisaient, une cuisine de Bohême, ou par certains mots. Quand ma grand-mère était très en colère, elle jurait en tchèque ! Inconsciemment, c’est peut-être cela qui m’a attiré au départ pour me rendre en République tchèque dans le cadre de mes études. J’ai d’abord fait une année d’Erasmus, puis je suis resté, j’ai appris la langue et je me suis pris de passion pour ce pays. »

Comment est-ce que cette partie-là de votre famille a pris votre projet de livre ?

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« Etonnamment, il y a eu très peu d’intérêt, peu de curiosité, peu de demandes. Cela m’a beaucoup surpris. Je leur relayais quelques informations que j’avais pu obtenir sur mes grands-parents mais ce n’est pas quelque chose qui les intéressait véritablement. J’ai mis cela en parallèle avec ce que j’avais vu de ces voyages mémoriels des Allemands des Sudètes, où il y avait ce poids très fort pour ceux qui l’avaient vécu, notamment pour ceux nés dans les années 1930-1940. Les générations suivantes étaient peu présentes, comme si cela avait été une question très vite écartée. On voyait naître une forme d’intérêt chez les petits-enfants, mais moins politisée – ou différemment. Dans les associations d’Allemands des Sudètes il y a une politisation très forte notamment avec le parti chrétien-démocrate de Bavière. »

Vous situez votre roman dans une ville imaginaire que vous appelez Jedlov, Tannberg en allemand. Vous inventez à la fois le toponyme tchèque et allemand, autour du mot « sapin ». C’est d’ailleurs assez caractéristique de ces régions souvent boisées… Pourquoi avoir choisi d’inventer une ville ? Etait-ce une manière de prendre du recul, de ne pas avoir à vous rattacher à des histoires vraies, et de vraiment ancrer le récit dans le romanesque ?

« Exactement. C’était un moyen de fusionner plusieurs villes des Sudètes que je trouvais intéressantes parce qu’elles avaient un parcours historique assez passionnant : qu’il s’agisse de la ville de Most, totalement détruite puis reconstruire pendant la période communiste, ou de la ville de Cheb avec cette magnifique place historique qui porte de fortes traces du passé, ou encore des endroits comme Teplice ou Dubí qui ont vécu de plein fouet la transition libérale des années 1990, avec notamment une forte population rom. Ne pas situer la ville me permettait de jouer sur ce flou avec le voisin : dans le livre on ne sait pas si le voisin est l’Allemagne de l’Est ou l’Allemagne de l’Ouest, ce qui change beaucoup de choses. Cela me permettait plus de liberté dans l’écriture. »

On ne va pas raconter tout le roman, ses intrigues, et ce serait de toutes façons très difficile car c’est une fresque avec d’innombrables personnages, c’est très polyphonique. D’ailleurs on ne s’y perd pas, ce qui pourrait être le risque dans un roman aux nombreux personnages et aux multiples destins. Ce sont tous des personnages très complexes : il y a cette jeune Allemande des Sudètes, dont la mère est fanatisée pendant la guerre, mais cette jeune femme est amoureuse d’un Tchèque et se retrouve dans cet entre-deux, ce Tchèque lui-même est entre deux eaux… On a l’impression que tous les personnages – et il y en a bien d’autres – que vous avez inventés sont aussi complexes que la région dans laquelle ils évoluent…

« C’est quelque chose qui m’anime dans les textes que j’écris, c’est de montrer la complexité, d’aller à l’encontre d’une idée banalisée, dans l’espace médiatique notamment, d’une sorte de manichéisme entre les bourreaux et les victimes. En fait, ce n’est pas tant aller à l’encontre que de montrer qu’il y a parfois plus de subtilités. Cette histoire d’amour entre un Tchèque et une Allemande que je raconte dans ce livre, c’est ce qui s’est réellement passé avec l’histoire de ma grand-mère qui est aussi en partie ce que raconte le personnage de Laura dans le livre, qui est inspirée de mon histoire à moi. Et en effet, quand ma grand-mère est décédée, on a trouvé dans sa boîte aux lettres une lettre de son amoureux tchèque. Ma mère lui a répondu, et quand j’étais à Prague, il m’a invité à venir le rencontrer. J’avais 20 ou 21 ans, j’ai passé une journée avec l’amour de jeunesse de ma grand-mère mais j’étais plus intéressé par les soirées Erasmus que par l’héritage familial. Je n’ai pas noté tout ça, j’ai un peu oublié d’autant que j’ai bu beaucoup de slivovice ce jour-là. Je me disais donc qu’il y avait quelque chose d’intéressant à raconter avec ça. Je pense qu’au départ ma grand-mère a été fanatisée nazi, puis par la suite, j’ai appris qu’ils ont été expulsés en tant qu’antifascistes, avant d’apprendre plus tard que c’est un statut d’antifascistes qu’ils ont acheté. Donc en effet, tout est plus complexe et moins linéaire que cela en a l’air. »

Dans les différentes communautés qui apparaissent dans votre roman, il y a évidemment les Allemands, les Tchèques, les Tziganes puisque ces régions ont été en partie repeuplées par ces populations roms originaires de Slovaquie. Les Juifs, par contre, apparaissent relativement peu dans votre récit…

Ayant beaucoup travaillé en Tchéquie sur la communauté tzigane, je trouvais qu’il y avait, dans leur destin, un certain écho à celui des Juifs.

« Il y a une petite scène au début du roman, notamment autour des événements de la Nuit de cristal. Je ne sais pas si c’était volontaire de ne pas parler de cette communauté-là, mais je n’ai pas fait le choix non plus d’occulter leur histoire ou leur destin. Ce n’était pas mon intention. Ayant beaucoup travaillé en Tchéquie sur la communauté tzigane, je trouvais qu’il y avait, dans leur destin, un certain écho à celui des Juifs, à travers notamment leur déportation massive dans les territoires tchèques. Donc j’ai plus abordé cette histoire par ce prisme-là. »

Pour le coup, le destin des Roms de Bohême qui ont été enfermés dans le tristement fameux camp de Lety est largement ignoré de la littérature francophone. Y a-t-il par ailleurs des livres tchèques qui vous ont inspiré ? Lorsque vous évoquez ce petit groupe de jazz, on pense immédiatement aux Lâches de Josef Škvorecký...

Josef Škvorecký | Photo: Ministère de la Culture

« Je me suis librement inspiré de cette scène-là en effet, vous avez raison. J’ai découvert Škvorecký pendant l’écriture de ce texte. Les Lâches est un texte qui m’a totalement bouleversé, que j’ai trouvé formidable. J’ai en effet écrit cette scène dans le bar qui est librement inspirée du début de ce roman, avec cette discussion à la veille de l’arrivée des Allemands. Un autre texte m’a également inspiré pour le personnage d’Ivetka : c’est celui sur Ilona Lacková. Son témoignage de femme rom de Slovaquie a été recueilli par l’anthropologue Milena Hübschmannová. L’ouvrage a été traduit et édité par Jean-Pierre Liégois, un des grands spécialistes des Roms en France. Il raconte le destin de cette femme rom de Slovaquie qui va faire des études, s’émanciper pendant le régime communiste. C’est un texte très fort, assez beau, qui mêle tradition tzigane et dogmatisme communiste. »

Ce n’est pas le premier livre que vous écrivez sur la Tchéquie, pays qui vous poursuit même si vous n’y vivez plus. Vous avez écrit Prague, faubourg Est en 2014 et Voyage au Liberland sur un libertarien tchèque. Peut-on en dire quelques mots ?

« Le premier est plus un livre de jeunesse. J’y évoque aussi les années 1990, cette forme de désenchantement qui a suivi en marges de la société, à la suite de cette grande euphorie de la chute du communisme. Il y a aussi les questions autour d’une ville, de comment elle va se transformer, aller à l’encontre de son identité pour séduire une nouvelle population touristique qui va arriver en masse. Qu’on pense aux T-shirts avec des matriochkas dans des boutiques de souvenirs, autant de choses qui sont plus rattachées à la Russie, mais pour ces voyageurs, on est déjà à l’Est. Les questions de frontières, d’identité, m’intéressaient beaucoup, avec cette logique financière en plus derrière. »

Timothée Deillers et son livre Voyage au Liberland | Photo: YouTube

« Le livre sur le Liberland est mon quatrième. C’est le récit un peu farfelu de ce projet de micro-nation libertarienne. Avec un ami avec qui je fais des films documentaires, nous étions dans les Balkans, à Vukovar qui se trouve près de cet endroit-là. On traitait d’un thème assez compliqué, les traumatismes post-conflit, les questions de divisions entre les jeunes communautés de la ville. On a entendu parler de cette histoire et on a eu envie d’aller passer une journée à voir quelque chose d’original. On s’est rendu compte que derrière ce projet un peu absurde de micro-nation, il y avait des réseaux plus sérieux, puissants et organisés qu’on ne l’avait imaginé. Et que cette communauté libertarienne était plus puissante que ce qu’on pensait. De là est née l’envie de raconter cela, ce projet de micro-nation dans une région au nationalisme ultra-présent. Et pour le coup l’idéologie de ces libertariens semble avoir de plus en plus le vent en poupe. »

Cela évoque d’ailleurs tous ces mouvements à la marge mais dont on entend de plus en plus parler, avec ces gens qui ont émergé pendant la pandémie de Covid-19 notamment et qui, à l’intérieur même des Etats, se réclament d’un autre Etat « authentique » selon eux. Cela vient des Etats-Unis, d’Allemagne, mais il y en a en Tchéquie aussi qui disent que l’Etat tchèque n’existe pas, que la Tchécoslovaquie n’a jamais disparu, et détiennent des faux passeports de cet Etat imaginaire. C’est cette même idéologie…

« C’est exactement cette idéologie. Et en effet, ça a beaucoup fleuri au moment du Covid. Ce qui est intéressant avec ce genre de choses, c’est qu’il y a un fond de vérité, car les Etats sont des constructions avec des récits nationaux qui sont des constructions. Ce ne sont pas des mensonges, mais c’est une fresque linéaire. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup dans mes textes : comment les Etats construisent leur nation, du vivre-ensemble, une identité. Et puis, il y a eu cette période de la pandémie avec des situations ubuesques où on n’avait pas le droit de sortir à 1km de chez-soi même à la campagne. Ces choses vont être remises en question. Le problème, c’est quand ça n’est plus un simple regard critique, mais que cela devient une idéologie qui peut virer à l’extrême, voire à saper les fondations d’un Etat démocratique puisque souvent cela vient se rattacher aux idéologies d’extrême-droite les plus abjectes. »