Emma Bovary face à la postérité
Qui est Emma Bovary ? Il n’est pas facile de répondre même quand on a lu le célèbre roman dont elle est protagoniste, et les réponses à cette question différent considérablement selon la nature et l’état d’esprit de ceux qui répondent. Une des réponses a été donnée ces derniers jours sur la scène du Théâtre des Etats à Prague (Stavovské divadlo) où la troupe du Théâtre national a présenté une adaptation du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
L’immoralité et l’excès de réalisme
A sa parution en 1857, le roman Madame Bovary provoque un scandale, son auteur est accusé d’immoralité et d’obscénité et son œuvre est critiquée pour excès de réalisme. On lui reproche notamment de raconter l’histoire d’une femme adultère sans la condamner. Acquitté, Gustav Flaubert peut finalement publier son roman qui devient un grand succès de librairie. Les lecteurs ne se sont pas laissés rebuter par ce qu’on appelle le réalisme excessif de l’auteur et sentent qu’il y a dans ce livre quelque chose de l’ordre d’une profonde vérité. Par la suite, des chercheurs, des historiens de la littérature et des critiques chercheront cette vérité en analysant et en disséquant le texte. La personnalité complexe d’Emma Bovary ne cessera d’intriguer des lecteurs et parmi eux aussi des metteurs en scène et des réalisateurs de cinéma. Tomáš Loužný, metteur en scène et auteur de l’adaptation du roman au Théâtre des Etats de Prague, évoque les réactions souvent contradictoires que suscite l’héroïne de Flaubert :
« Dans la majorité des cas, ceux qui ont lu le roman ou connaissent l’histoire d’Emma, ont souvent une opinion très arrêtée sur madame Bovary. Il y en a qui pensent que c’est une jeune femme bête, naïve et gâtée qui ne sait pas quoi faire de sa vie. D’autres pensent, au contraire, que c’est une femme qui souffre dans sa vie conjugale et que c’est pour cette raison qu’elle cherche une autre possibilité. Nous avons donc exploré toutes ces voies. »
Une jeune femme qui refuse de se résigner à son sort
Emma Bovary est la jeune épouse d’un médecin de campagne. Elle mène une vie monotone dans un petit bourg qui ne peut pas satisfaire son imagination nourrie de la lecture d’auteurs romantiques. Elle n’arrive pas à donner un sens à sa vie et elle étouffe dans ce milieu qui la condamne à la monotonie et à la médiocrité. On espère que la maternité apportera un tournant heureux dans sa vie mais c’est encore un échec car Emma n’arrive pas à aimer son enfant. Elle cherche ce qu’elle n’a pas et est attirée par l’émotion, le luxe, l’amour et l’aventure. Elle ose transgresser les tabous, trahit son mari, devient dépensière au-delà de ses ressources et, criblée de dettes, elle entraîne toute sa famille dans la ruine. Et dans cette situation désespérée, elle ne trouve qu’une issue - le suicide. Tomáš Loužný voit dans le sort et le caractère d’Emma Bovary beaucoup d’aspects qui rapprochent cette femme du XIXe siècle de notre temps :
« Si vous demandez qui est la madame Bovary du XXIe siècle, je pense que cela pourrait être n’importe qui parmi nous, homme ou femme, un être qui désire quelque chose de meilleur et de plus grand, qui demande à la vie quelque chose de plus. Et je pense que quelquefois nous tous demandons à la vie quelque chose de plus parce que nous réalisons rarement que ce que nous avons déjà, n’est pas négligeable et que cela nous suffit. »
Les effets de la mise en scène
Sur la scène du Théâtre des Etats Emma Bovary est une jeune femme ou encore presqu’une jeune fille pleine d’une énergie intérieure qu’elle n’arrive pas à transformer en activité positive. La jeune comédienne Denisa Barešová incarne une jeune épouse entourée de son mari, de sa belle-mère et de sa petite fille, et qui est pourtant désespérément seule.
L’action se passe dans un espace vide limité par de hautes cloisons et deux grands miroirs. Les costumes des acteurs sont plus ou moins contemporains. Les tentations d’Emma sont symbolisées par un immense collier de perles suspendu au-dessus de la scène et des chaussures gigantesques à talons hauts qui remplacent le mobilier. Cette mise en scène suggère donc que nous pouvons considérer Emma comme notre contemporaine parce qu’elle partage dans une grande mesure les aspirations et les tentations de la femme moderne. La dramaturge Jana Slouková qui a participé à cette production, trouve beaucoup d’éléments actuels dans le livre de Gustave Flaubert :
« Très vite, après avoir lu le roman, nous nous sommes rendu compte combien il était actuel et dans quelle mesure il touchait notre temps. Cela se manifeste surtout dans le besoin de mener une vie généreuse, belle et parfaite et dans notre attitude vis-à-vis de ce qui est à notre portée. Souvent, ce que nous considérons comme médiocre, a peut-être de la valeur, mais nous préférons l’ignorer. Et nous nous fions donc aux réseaux sociaux, à ce que ces filtres de la pensée nous apprennent, et croyons que la vie parfaite existe. »
Comme une toile d’araignée
Et Jana Slouková souligne également un autre aspect de la vie d’Emma contre lequel la jeune femme devient impuissante et qui contribue à accélérer son glissement vers le dénouement tragique :
« Le second thème très important est la possibilité d’acheter tout ce qu’on veut, de se gorger de choses jolies et brillantes. C’est le thème des achats à crédit, le chemin qui mène dans le piège de la dette. Et un jour le piège se referme. »
Une importante partie de cette adaptation du roman de Gustave Flaubert est donc consacrée à ce processus qui commence d’une façon tout à fait banale et insignifiante et qui finit par ruiner la jeune femme inexpérimentée dans les affaires financières. Livrée à l’avidité et l’égoïsme des usuriers, Emma se débat dans le piège de ses dettes comme une mouche dans une toile d’araignée, ne cessant d’aggraver sa situation.
L’intuition d’une comédienne
Evidemment, ce n’est qu’un aspect de la vie et de la mentalité d’Emma Bovary et isoler certaines facettes de ce personnage et certains traits de son caractère ne nous permettra pas de mieux le comprendre. La comédienne Denisa Barešová a cherché une autre voie pour incarner Emma Bovary et a déployé son intuition pour comprendre sa vie intérieure :
« Le for intérieur d’Emma est ravagé par un grand conflit. Ses décisions et ses actes ne sont pas heureux. Elle finit ses jours d’une façon déplorable laissant derrière elle un véritable désastre. Mais je crois que tout cela a commencé parce qu’on lui a coupé les ailes. Elle n’est pas libre de ses décisions, elle ne peut pas mener une vie comme elle le désire. Il y a en elle beaucoup de thèmes qui font vibrer ma corde intérieure mais elle est tout à fait différente de moi. Je cherche à déployer devant le spectateur son monde intérieur dans toute son ampleur, de dévoiler ce qui se passe en elle sans paroles. »
La précision d’un procès-verbal
Emma Bovary serait donc une victime innocente de la société de son temps ? Ceux qui ont lu le roman, savent que ce serait une interprétation trop simpliste. Toujours est-il qu’Ema Bovary ne peut pas être séparée du contexte de son temps et de la société dans laquelle elle a vécu, et les tentatives d’actualiser son histoire mènent inévitablement à d’autres simplifications. En racontant sa vie avec un prodigieux luxe de détails réalistes, Flaubert voulait sans doute échapper justement à toutes les interprétations simplistes. Il ne ménage pas son héroïne et la présente sans complaisance dans sa nudité psychique mais il ne la condamne pas. Des critiques ont même décelé dans son style un brin d’ironie.
Le romancier décrit avec la précision et l’objectivité d’un procès-verbal la nature de son héroïne, ses faiblesses et sa force, sa naïveté, son charme, ses rêves, son égocentrisme, sa soif d’absolu, son besoin d’amour et un certain courage désespéré avec lequel elle ose transgresser les contraintes de la société dans laquelle elle est obligée de vivre. Et c’est ainsi que Gustave Flaubert a réussi à insuffler la vie à son personnage littéraire devenu plus réel que la réalité. Depuis, Emma Bovary n’a pas arrêté d’intriguer et d’interroger les lecteurs sur leurs faiblesses et leurs forces, sur la façon dont ils abordent les contraintes de leur temps et sur ce qu’ils ont fait de leur vie.