Syrie : « Seulement le premier acte de la suite », selon l'ancienne ambassadrice tchèque à Damas
La rapidité de la chute du régime de Bachar al-Assad a surpris le monde ce week-end. En Tchéquie, rares sont les personnes qui connaissent aussi bien la Syrie qu’Eva Filipi, dont le mandat d’ambassadrice à Damas a duré plus de 13 ans, jusqu’en 2023. Elle y représentait son pays mais également les États-Unis et l’ensemble de l’Union européenne au moment où les ambassades occidentales avaient toutes fait le choix de quitter la Syrie. Entretien.
Comment avez-vous perçu ces derniers jours et ces dernières heures historiques ?
Eva Filipi : « J’ai passé 13 années en Syrie mais en réalité 30 années au Moyen-Orient : en Irak, au Liban, à Ankara, puis en Syrie. Bien sûr, tout cela m’a profondément intéressée, cela ne fait aucun doute. C’était pour moi quelque chose de très... captivant, mais le mot n’est pas tout à fait approprié. »
« J’ai toujours essayé d’obtenir plus d’informations que ce que l’on pouvait tirer des médias, car il faut comprendre pour saisir ce qui se passe. D’un côté, cela a été une surprise, c’est arrivé rapidement. Mais quand vous comprenez pourquoi, vous voyez également les autres circonstances. Ce qui s’est produit est le premier acte de quelque chose qui ne fait que commencer. Je suis très curieuse de voir le deuxième acte, voire un troisième ou un quatrième. »
Dans un entretien récent, vous avez mentionné que votre ambassade sur place avait toujours fait de bonnes prévisions. Si vous deviez faire une prévision maintenant, à quoi ressemblerait-elle ?
« Eh bien, premièrement, je ne suis pas sur place pour arpenter les rues de Damas et ressentir l’atmosphère, c’est une chose. Deuxièmement, je pense qu’actuellement, personne n’oserait faire une prévision. D’un côté, vous avez ce groupe dirigé par al-Joulani, un Syrien lié à Al-Qaïda et à Daech, dont le mouvement Hayat Tahrir al-Sham regroupe également de nombreux combattants étrangers, venant d’Asie centrale, d’Europe, ou encore des Ouïghours de Chine. Ce groupe se trouve maintenant à Damas, a détruit le palais présidentiel, et prétend qu’il gouvernera démocratiquement. C’est une partie de l’équation. L’autre partie, ce sont les nombreuses autres factions, y compris les 33 groupes d’opposition non armés que je connaissais à Damas. Il y a aussi des opposants en exil qui pourraient revendiquer une part du pouvoir. Enfin, pouvez-vous imaginer un djihadiste repenti ? Moi, pas vraiment. »
Vous êtes donc très sceptique à l’égard du mouvement Hayat Tahrir al-Sham.
« Oui, tout à fait. »
Un mouvement pas spontané avec des soldats bien équipés et préparés
Vous avez mentionné que vous cherchez des informations autres que celles des médias actuels. Comment obtenez-vous ces informations de nos jours ?
« Eh bien, on explore, bien sûr. Internet offre beaucoup d’informations. Mais ce que la Syrie m’a surtout appris, c’est qu’au-delà des faits, il y a une intuition intérieure. Il faut savoir interpréter et comprendre. Ce n’est pas seulement une question de faits, bien qu’ils soient fondamentaux. Il faut savoir évaluer, et cette évaluation repose davantage sur l’intuition et la connaissance des choses que sur la simple lecture d’un article en se disant que c’est la vérité. »
Et vous semblez penser intuitivement que cela n’était pas spontané…
« Non, ce n’était pas spontané. Cela a été très bien préparé. Ces soldats sont extrêmement bien entraînés et bien équipés. »
Donc, il y a une influence extérieure... Pas seulement de la Turquie, mais aussi du Qatar par exemple ?
« ... de la Turquie, certainement. Mais je vous laisse juger, je ne vais pas nommer des pays, bien qu’il y ait probablement plusieurs acteurs impliqués. »
L'ambassade tchèque à Damas comme lien entre l'Occident et le régime syrien
Sur un plan personnel, vous avez rencontré plusieurs fois Bachar al-Assad. Que vous vient-il en tête spontanément quand son nom est évoqué ?
« Ce qui me vient en tête en premier ? C’est quelqu’un de très agréable dans une conversation en tête-à-tête. »
Le régime d’al-Assad vous a décerné une médaille, ce qui vous a été reproché, notamment ici à Prague…
« Ailleurs, non. Et à Prague, c’était surtout le ministre des Affaires étrangères, Lipavský, qui semblait avoir un problème. Mais en réalité, cette médaille ou cette distinction était pour tout le service, pour ce que nous avons accompli. Pas seulement pour nous, mais aussi pour les Américains, pour l’Europe, et pour eux. »
Pouvez-vous rappeler à nos auditeurs comment l’ambassade tchèque est devenue un point de liaison entre, disons, l’Occident et le régime d’al-Assad ?
« Cela s’est fait parce que le ministre tchèque des Affaires étrangères de l’époque, Schwarzenberg, cherchait à comprendre les événements en Syrie et au Moyen-Orient en général. À une époque où les grandes nations de l’Union européenne quittaient la Syrie et où l’ambassadeur américain Robert Ford fermait l’ambassade, il m’a demandé par téléphone si nous pouvions tenir bon malgré la détérioration de la sécurité. Il voulait des informations de terrain. Il avait compris qu’il était nécessaire d’avoir des faits pour prendre des décisions. Nous sommes donc restés. Par conséquent, les Américains nous ont demandé de les représenter en Syrie, et nous avons signé un mémorandum à cet effet. Nous avons également représenté les pays européens conformément au code de l’Union européenne. »
Dans quelle mesure aviez-vous accès aux faits sur les atrocités commises par le régime, notamment dans la prison de Saidnaya qualifiée d’abattoir humain ?
« Je ne suis jamais allée à Saidnaya, mais j’ai visité d’autres prisons, comme Adra ou celles d’Alep, dans le cadre de visites consulaires pour des Américains, des Tchèques ou des Polonais. Quand je voyais des prisonniers torturés, c’était évident. Mais je ne peux pas généraliser. Est-ce différent ailleurs ? »
« L’épouse du président de la Cour constitutionnelle m’a appelée pour demander si notre ambassade pouvait aider »
Vous avez déclaré dans un autre entretien que vous avez perdu vos illusions sur l’Union européenne à cause de la Syrie. Pourquoi ?
« Parce que sur le terrain, on voit la réalité et ce qu’elle implique. J’espérais que l’Union européenne agirait de manière à protéger ses intérêts, mais ce n’était pas le cas. Les pays ont adopté une approche idéologique, voulant uniquement changer le régime pour voir partir Assad, avec l’illusion qu’une belle démocratie libérale s’installerait. Cela a endommagé nos intérêts, comme la crise migratoire en 2015-2016. »
Où se joue le sort de la Syrie aujourd’hui, selon vous ? À Moscou et à Ankara ?
« En partie, oui, mais il y a d’autres acteurs. »
Que deviennent les responsables syriens autres que Bachar al-Assad réfugié à Moscou ? Où peuvent-ils fuir ? Par exemple celui qui était chef de la diplomatie Faisal Mekdad, ancien étudiant de l’Université Charles de Prague ?
« Je ne sais pas vraiment. Faisal Mekdad n’est plus ministre des Affaires étrangères, il était vice-président depuis deux mois et demi. Son fils travaillait au Qatar, un de ses frères dirigeait une clinique à Riyad, et sa fille est aux Pays-Bas. Ils ont des options. Mais pour les autres, je ne sais pas. Hier encore, l’épouse du président de la Cour constitutionnelle m’a appelée pour demander si notre ambassade pouvait aider. Je lui ai expliqué que ce n’était pas possible. »
Était-elle paniquée ?
« Ce n’était pas de la panique, mais plutôt de l’inquiétude. »
L'Iran recule
Êtes-vous optimiste pour l’avenir de la Syrie ?
« Pas vraiment. Ce n’est que le premier acte, et il y a tellement d’inconnues. Pour les Syriens, peu de choses vont changer pour le moment. »
Une chose semble quand même être sûre : l’influence de l’Iran est plus que réduite…
« C’est vrai, l’Iran recule, ce qui était l’objectif d’Israël : couper la ligne Iran-Irak-Syrie-Liban-Hezbollah. Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’Iran. Assad, par ailleurs, n’a jamais été dans le "fan-club" de l’Iran. Bien qu’il y ait eu un partenariat stratégique, il s’est opposé à plusieurs demandes iraniennes. »
La connexion entre Alaouites et chiisme semble d’ailleurs pour beaucoup avoir été artificiellement créée, à l’initiative d’Hafez al-Assad ?
« Elle a été artificiellement créée. Les Alaouites ne sont pas vraiment chiites. Leur inclusion dans le chiisme repose sur une fatwa, mais ils sont très différents dans leurs pratiques et leur mode de vie – l’alcool n’est pas interdit et les femmes ne sont pas voilées, par exemple. Assad n’a jamais apprécié les systèmes religieux extrêmes comme celui de l’Iran. »