« Personne n’était préparé à cela » : la réaction et l’éthique des médias au cœur d’un débat

La fusillade du 21 décembre à la fac de Lettres de l’Université Charles à Prague a choqué la nation et fait la Une des journaux du monde entier. Elle a également suscité un débat sur la manière dont les médias devraient parler des auteurs de crimes de ce genre. Martin Bartkovský, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Reflex, a investi le débat, appelant les médias à ne pas donner le nom du tueur ni même à reconstituer son histoire.

Martin Bartkovský | Photo: ČT

« Lorsque la fusillade a éclaté, nous étions en état de choc - toute la salle de rédaction. Mais une fois le choc passé, nous avons commencé à travailler. Et la première pensée que j’ai eue à propos de la fusillade était que nous ne pouvions pas publier la photo ou le nom du tireur. J’ai lu des études et des articles sur les fusillades de masse aux États-Unis et j’en suis venu à la conclusion que nous ne pouvions pas faire, en quelque sorte, la promotion du tireur. Nous devons nous concentrer sur les informations de base : s’il est vivant, s’il est mort, si tout le monde va bien, combien de victimes il y a, mais pas sur le tireur. »

Mais quel mal y a-t-il à le nommer ? Ou quel est l’inconvénient d’essayer de déterminer ou de reconstituer ce qu’ont pu être ses motivations ?

« Je ne suis pas un expert. J’ai simplement lu des études - et je leur fais confiance. Je pense donc qu’il y a un risque d’imitation. Si vous montrez son nom, son manifeste, et même si vous montrez des vidéos de la fusillade, vous pouvez inciter les gens à faire de même. La police a déclaré que quelques jours plus tard, des personnes avaient écrit sur les réseaux sociaux des choses telles que ‘Maintenant, c’est mon tour’. Vous savez, la République tchèque est un petit pays et Prague est une petite ville. J’étais là une demi-heure avant la fusillade. Je ne dis pas cela parce que je suis un héros ou que j’ai eu peur pour ma vie. Non, je le dis parce que Prague est une petite ville et que tout le monde est passé près de cet endroit, donc cela nous a tous affectés. C’était une attaque contre nous tous, donc si vous continuez à raconter l’histoire du tireur, vous blessez à peu près tout le monde. »

Photo: René Volfík,  iROZHLAS.cz

D’une manière générale, comment pensez-vous que les médias tchèques ont rendu compte de cette fusillade qui a été l’événement le plus important de l’année pour le pays ?

« Oui, c’est vrai. C’est la plus grande tragédie depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais je ne saurais trop dire, parce que j’étais dans le tunnel de ma propre salle de rédaction. Je ne saurais trop évaluer la façon dont les médias ont couvert l’événement. Je sais que de nombreux médias ont commencé à parler du tireur. Ils ont publié son identité complète, sa photo, son histoire, et même le nom de son village. »

« Mais d’une manière générale, je pense que nous créons là un précédent, car personne n’était préparé à cela. Nous n’avions pas de codex interne aux rédactions ou de code de déontologie pour couvrir une fusillade de ce type. Nous étions donc pratiquement livrés à nous-mêmes. Même chez nous, nous avons eu de vifs débats entre éditeurs et patrons sur ce que nous devions dire et ce que nous devions garder secret... pas secret, mais plutôt avec l’idée de ne pas dire certaines choses, parce que c’est nuisible. »

Vous avez notamment déclaré que les journalistes ne devraient pas se rendre dans la ville dont été originaire de ce tueur et rapporter ces histoires typiques qu’on peut lire après ce type d’événement, sur le fait que c’était quelqu’un de calme ou qu’il disait bonjour etc. Mais en même temps, comprenez-vous l’instinct des médias à trouver différentes manières de couvrir cette histoire ? Parce qu’il y a un énorme besoin d’informations…

« Oui, bien sûr. Evidemment, nous sommes en concurrence avec les réseaux sociaux et il y a une bataille pour les lecteurs, pour les clics, pour l’argent. Mais quand une telle tragédie se produit, vous devez choisir si vous êtes un influenceur ou un journaliste. Et si vous êtes journaliste, vous avez un certain code. Vous vous fixez les limites et vous devriez y réfléchir. Je comprends l’envie des gens d’aller là-bas, de parler aux voisins. Mais moi je ne veux pas faire ça. Je pense qu’il y a une limite et que nous devrions commencer à la fixer ici même, après ce massacre. »

« De toutes façons, on ne peut pas obtenir de meilleures informations des voisins, parce qu’ils ne le connaissaient pratiquement pas. Ils ne savaient pas ce qu’il avait dans le sous-sol, qu’il avait une dizaine de fusils à la maison. Ils disent : ‘C’était un type timide et tranquille qui disait toujours bonjour, salut, merci’. C’est toujours la même chose. On dit que les gens ont besoin de dire ces choses à voix haute, que c’est thérapeutique pour eux. Mais selon moi, ce devrait être plutôt ainsi : ne le dites pas aux journalistes, dites-le à votre psychiatre ou à quelqu’un d’autre - travaillez sur votre santé mentale. »

« Et si vous êtes journaliste, n’essayez pas d’être policier ou psychiatre. Ce n’est pas votre rôle. Vous devez vous concentrer sur l’histoire, sur les victimes et les familles. Vous devez parler aux familles - si elles veulent dire quelque chose, vous devez leur donner l’espace nécessaire pour le faire. Mais il ne faut pas les pousser à bout, les harceler et leur demander plus d’informations, parce que c’est vraiment traumatisant. »