Quand la Main noire fait des siennes
La triste actualité de ces derniers jours nous a rappelé une expression relativement courante que l’on voit parfois dans certains titres de la presse tchèque. Il s’agit de la locution « řádit jako Černá ruka », littéralement « sévir comme la Main noire »… Mais quelle Main noire ?
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement dans cette chanson, ce sont bien entendu les paroles suivantes : « V městě řádí černá ruka » - « La main noire sévit dans la ville ». On s’en doute, l’évocation de cette « main noire » possède une connotation négative. Elle fait penser, par exemple, au poing ganté de noir levé par les athlètes noirs américains Tommie Smith et John Carlos durant l’hymne américain sur le podium des Jeux olympiques de Mexico en 1968 pour dénoncer le racisme aux Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle, avant de chercher à savoir ce que pouvait évoquer cette « černá ruka » en tchèque, nous avons d’abord voulu vérifier ce que pouvait être une « Main noire » en français.
Tout d’abord, scientifiquement le noir, une couleur qui n’en est pas tout à fait une, renvoie aux trous noirs et au néant, et par-là même au vide et à une certaine forme de peur liée notamment au mystère de notre mort. Même s’il est également associé à l’élégance et à la sobriété, le noir, dans nos sociétés occidentales, représente les ténèbres, le deuil, la tristesse et le désespoir. Ainsi, à cause notamment de la noirceur de son plumage qui lui vaut sa réputation, le corbeau, médiateur entre la vie et la mort, est considéré dans la mythologie et la culture humaine comme un oiseau de malheur ou de mauvais augure.
Ensuite, en faisant quelques recherches, on s’aperçoit que « La Main noire » a été le nom de plusieurs organisations dans le monde le plus souvent de funeste réputation, comme la « Mano Nera », organisation mafieuse d’origine italienne qui a sévi aux Etats-Unis à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Mais « La Main noire », et cela devient plus intéressant pour nous, a également été une société nationaliste serbe fondée en Serbie en 1911, soit trois ans après que l’Autriche-Hongrie a annexé une Bosnie-Herzégovine qui, depuis le XVe siècle, appartenait à l’Empire ottoman. Cette annexion a été mal vécue par les populations slaves, et notamment les Serbes qui refusaient cette occupation et souhaitaient leur réunification avec le Royaume de Serbie et d’autres pays slaves dont les territoires étaient habités eux aussi, ne serait-ce que partiellement, par des Serbes.Pour parvenir à leurs fins, à savoir cet idéal national qu’était la formation d’une union de tous les Serbes, une grande Serbie en quelque sorte, les nationalistes radicaux serbes fondèrent une organisation secrète appelée « Ujedinjenje ili smrt » en serbo-croate – « Sjednocení nebo smrt » en tchèque ou encore « L’Unité ou la mort » en français. Entre eux, les membres de cette société surnommaient celle-ci « Crna ruka », autrement dit « Černá ruka » en tchèque. Cette « Main noire » était dirigée par un colonel de l'armée serbe appelé Dragutin Dimitrijević qui devint un spécialiste du terrorisme.
En 1911, ce fameux Dimitrijević organisa tout d’abord une tentative d'assassinat sur l'Empereur François-Joseph Ier d'Autriche. Puis, à la suite de l'échec de cette tentative, il tourna son attention sur l’héritier du trône, l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche, ce qui aboutit à l’attentat de Sarajevo en juin 1914 qui déclencha une crise diplomatique, puis l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Cet attentat de Sarajevo fut perpétré par trois hommes envoyés par Dimitrijević, parmi lesquels un certain Gavrilo Princip, étudiant serbe de Bosnie qui mourut emprisonné à Terezín, en Bohême, quatre ans plus tard.Avant cela, en 1917, Dragutin Dimitrijević et plusieurs des membres les plus influents de la « Černá ruka », déjà officiellement démantelée, avaient été arrêtés et condamnés à mort pour trahison sur ordre du premier ministre de Serbie, qui redoutait alors une alliance à l’intérieur de son pays entre l’opposition et des membres de l’Armée, parmi lesquels bien entendu Dimitrijević.
Le rappel de tous ces détails historiques nous amène lentement mais sûrement à l’origine de cette expression tchèque « řádit jako Černá ruka ». Ce verbe « řádit » peut signifier « faire rage, sévir » ou encore « ravager » dans son premier sens, et « faire des siennes » ou « entrer en fureur » dans son second. Ainsi, les Tchèques pourront affirmer « chřipka řádí několik měsíců » - « la grippe sévit depuis plusieurs mois », « válka řádila v zemi » - « la guerre a ravagé le pays », ou encore, autre exemple cette fois dans le second sens pour quelqu’un qui aurait « un verre dans le nez » : « když se napije, řádí » - « quand il boit un coup (sous-entendu de trop), il fait des siennes ».
Surtout, pour les francophones, il convient de ne pas confondre « řádit » avec « řadit » (notez l’absence de l’accent de longueur sur le « a ») qui signifie, lui, « ranger ». Avouez que dire « ranger comme la Main noire » n’aurait pas tout à fait le même effet que « sévir comme la Main noire » ou « faire rage comme la Main noire ». Car cette expression sous forme de comparaison, vous l’aurez compris, fait donc référence à l’action de cette organisation serbe qu’était « La Main noire », une organisation qui n’hésitait pas, comme cela se dit en français, à « passer à l’acte ».C’est ainsi que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue » que nous avons voulu en lien, ne serait-ce qu’un peu, avec l’actualité. Après « l’année hongroise » dans notre rubrique précédente et la « main noire serbe » cette fois, on se retrouve dans quinze jours pour d’autres découvertes sur cette belle langue tchèque. D’ici-là, portez-vous du mieux possible – mějte se co nejlíp !, portez plus que jamais le soleil en vous – slunce v duši, salut et à bientôt – zatím ahoj !