Refugiés : l’histoire pour comprendre les peurs centre-européennes
Constatant que la presse française et anglo-saxonne interprétait souvent les crispations des populations d’Europe centrale et orientale vis-à-vis des réfugiés par l’absence d’expérience coloniale et multiculturelle des pays de la région, les historiens Eloise Adde et Roman Krakovsky proposent dans un article publié sur le site Mediapart une autre grille d’analyse, basée sur la construction différenciée du concept de communauté nationale dans cet espace. Pour Radio Prague, Roman Krakovsky développe cette idée et rappelle tout d’abord que le multiculturalisme y a longtemps été une réalité.
En 1918-1920, lorsque ces nouveaux Etats apparaissent sur la carte, ils sont composés pour la plupart d’un tiers de communautés nationales différentes de la nation constitutive. C’est le cas de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Roumanie et de la Yougoslavie. Parfois, une partie de la communauté nationale se retrouve à l’extérieur de l’Etat-nation, souvent dans les pays voisins. C’est le cas par exemple des Hongrois en Tchécoslovaquie ou en Roumanie, des Bulgares en Roumanie ou des Allemands un peu partout sur cet espace. Et à cette difficulté sur le plan national, il faudrait ajouter d’autres critères comme le critère religieux.
C’est cette situation des Etats-nations imparfaits qui est, je crois, à l’origine du sentiment de vulnérabilité de la nation et parfois même de menace existentielle qui planent sur ces communautés pendant tout l’entre-deux-guerres. Je vous donne quelques exemples. C’est au nom de l’autodétermination des peuples que la Hongrie perd les deux tiers de son territoire en 1918-1920 et 50% de sa population. En 1938, c’est au nom du retour de la branche autrichienne de la nation allemande vers le Reich que l’Autriche est annexée par Hitler, au nom du même principe du retour des Allemands vers le Reich que la Tchécoslovaquie est dépecée la même année. Je crois que la peur existentielle, qu’on retrouve aujourd’hui en Europe centrale face à l’arrivée des réfugiés du Moyen Orient, est en partie fondée parce qu’elle renvoie automatiquement à l’histoire nationale, la disparition de ces Etats, le dépècement des communautés nationales. »
Dans votre texte, vous parlez de la tradition d’extrême-droite que peuvent avoir ces Etats-nations incomplets dans l’entre-deux-guerres, à l’exception peut-être de la Tchécoslovaquie. Comment cette tradition se manifeste-t-elle aujourd’hui ?
« Il suffit de regarder la situation politique dans la plupart des pays de cet espace pour voir que ce sont les leaders populistes, plutôt de droite d’ailleurs, nationalistes qui s’imposent. Que ce soit Viktor Orbán en Hongrie, les frères Kaczyński en Pologne ou des leaders populistes Slovaquie, qui tous jouent la carte nationale et autoritaire. Je pense qu’il est un peu difficile d’identifier le lien entre ces autoritarismes modernes et ces peurs existentielles. Si on veut les retrouver, il faut regarder en arrière et regarder comment se sont construites les identités nationales dans ces régions, où l’autre, la différence, le membre d’une communauté étrangère, est perçu systématiquement comme une menace, comme une menace pour l’existence de la communauté. C’est ce rapprochement qui permet de relier la cause nationale aux autoritarismes : on peut ne pas respecter les libertés individuelles si la cause de la nation est en jeu. Je crois que pour sortir de cette spirale de repli sur soi, il faudrait renverser la vapeur et construire le rapport à soi et à l’autre sur d’autres bases, sur des bases qui sont davantage ancrées dans la réalité, moins dans le fantasme. Cela suppose de donner à chacun la place qui lui revient. En tant qu’historien, je pense que l’histoire peut jouer un rôle dans ce processus. »A la fin de votre texte, vous appelez à ce que chacun fasse un « examen critique de son propre passé ». Cela peut être le rôle de l’historien. Quels sont les traumatismes sur lesquels il faudrait travailler en Europe centrale ?
« Je pense que le rôle de l’historien est justement de faire la part des choses et de rétablir un rapport à l’autre qui est davantage ancré dans la réalité. Je vous donne quelques exemples des sujets qui encore aujourd’hui divisent la société et font débat dans la communauté des historiens. En République tchèque, c’est par exemple la question du transfert de près de 2,6 millions d’Allemands, organisé en partie avec le concours de l’Etat au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et qui encore aujourd’hui est un sujet de débat, lors de la dernière élection présidentielle par exemple. Il suffit de regarder comment, la semaine dernière, la communauté polonaise a réagi aux propos de Jan Tomasz Gross, un historien américain qui a déclaré que les Polonais avaient probablement tué plus de juifs que les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Donc la responsabilité des populations locales dans la Shoah pose question, pas seulement en Pologne, mais aussi en Slovaquie, Croatie, Hongrie, Roumanie, des pays qui étaient alliés ou collaborateurs du Reich. Et en Hongrie, le traité de Trianon qui a fait perdre au pays une grande partie de son territoire et de sa population est encore aujourd’hui considéré par une grande partie des Hongrois comme un diktat. Je pense que c’est en travaillant en tant qu’historien sur ces traumatismes du passé qu’on peut rétablir une relation davantage ancrée dans la réalité, une relation des communautés autochtones avec des minorités, et dépasser ces traumatismes qui hantent un peu la conscience nationale et qui provoquent des réactions de repli sur soi face à l’étranger. »A l’inverse, j’aimerais vous demander si le regard que portent les pays d’Europe occidentale, et notamment la France, est pertinent sur les enjeux qui se déroulent en Europe centrale ?
« Je pense que le regard que l’Europe occidentale porte sur l’Europe centrale et orientale est souvent marqué par les grilles de lecture de celui qui regarde. Donc lire la crise des réfugiés à travers le prisme de la question coloniale est pour moi une fausse route. Cela permet peut-être d’expliquer le sentiment de culpabilité que les Français ou les Anglais peuvent ressentir par rapport aux pays du Moyen Orient, leur engagement ou leur non-engagement, mais cela ne fonctionne pas pour l’Europe centrale. Je pense qu’il faudrait recentrer le débat sur ce qu’il s’est réellement passé dans ces régions et ne pas utiliser les grilles de lecture qui sont exportées vers cet espace depuis l’Europe occidentale. »Vous évoquez également un nouveau paradigme qui serait né après le 11 septembre 2001. Quel est ce nouveau paradigme et également la nouvelle donne liée à l’adhésion à l’Union européenne de tous ces pays d’Europe centrale et orientale ?
« Je pense que les attentats du 11 septembre 2001 ou ceux de janvier 2015 en France ont probablement changé la donne également en Europe occidentale. L’Europe occidentale ne s’est jamais sentie menacée dans son existence par les minorités. Or, là peut-être, avec ces attentats, l’existence même de ces Etats ou des communautés nationales est mise en question. Et je trouve que le regard sur ce qui s’est passé en Europe centrale depuis le début du XXe siècle peut être extrêmement éclairant parce que ces peurs existentielles, et réelles en partie, ont encouragé la montée de l’extrême-droite dans cette région et il ne faudrait pas que l’Europe occidentale prenne le même chemin. »
Le texte publié sur le site de Mediapart : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/091115/leurope-centrale-et-orientale-et-la-crise-des-refugies
Roman Krakovský est chercheur associé à l’IHTP (Institut d'histoire du temps présent) et au CERCEC (Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre européen) à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). Il a récemment publié un ouvrage intitulé « Réinventer le monde - L'espace et le temps en Tchécoslovaquie communiste », sur lequel nous reviendrons dans une prochaine émission de Radio Prague.