Un quotidien tchèque suscite le débat en renonçant au suffixe « -ová » pour les patronymes féminins étrangers

Début janvier, le quotidien tchèque Deník N a annoncé abandonner le suffixe « -ová »  pour les patronymes féminins étrangers. S’il n’est pas le premier média tchèque à faire ce choix, la décision a relancé le débat en Tchéquie sur la pertinence – ou pas – de cette désinence dans la langue tchèque.

Angela Merkel ou Angela Merkelová ? Brigitte Bardot ou Brigitte Bardotová ? Serena Williams ou Serena Williamsová ? Désormais, le quotidien Deník N n’écrira plus les patronymes étrangers de femmes que sous leur forme usuelle d’origine, dépourvus donc de la désinence typiquement tchèque qui féminise les noms de famille, locaux ou pas, lorsque la personne est une femme. La décision du quotidien, rendue publique le jour de l’An, a divisé son lectorat, mais aussi les membres de la rédaction, comme l’a reconnu lui-même le rédacteur-en-chef, Pavel Tomášek :

Pavel Tomášek | Photo: Twitter of Pavel Tomášek

« Une partie de la rédaction voulait continuer à utiliser le suffixe -ová. Mais une autre partie estimait qu’il serait bon de s’aligner sur l’évolution de la langue et de la société, sur la façon dont la société perçoit cette question. »

Alors que dans le cas de ce quotidien, il s’agit d’imposer une nouvelle pratique, qu’en est-il de la loi en Tchéquie ? Jusqu’à encore récemment, la législation tchèque autorisait les femmes à abandonner le suffixe « -ová »  uniquement si elles étaient de nationalité étrangère, si elles étaient mariées avec un étranger ou si elles avaient une résidence temporaire dans un pays étranger.

Mais, depuis le 1er janvier 2022, une fille ou une épouse en Tchéquie n’est plus obligée de décliner au féminin le nom de famille de son père ou de son mari. Si la nouvelle loi entérinant ce changement avait fini par être adopté, le sujet avait également fait l’objet d’intenses débats, au Parlement tout comme dans l’opinion publique ou les cercles de linguistes, aux premières loges sur ces questions.

Source: Deník N

Les personnes en faveur de l’abandon du suffixe « -ová » avancent souvent l’argument de son caractère possessif, comme si la femme était « adjectivisée » à son père ou son époux. Or selon les linguistes, la question est plus compliquée que cela. L’Institut de la langue tchèque de l’Académie des sciences, référence en matière de recherche sur la langue tchèque contemporaine et sur son évolution depuis le Moyen-Âge, recommande toujours la « féminisation » des noms de famille. L’Institut se justifie en expliquant simplement que l’emploi du suffixe « -ová » permet de distinguer clairement si la personne dont il est question est un homme ou une femme et, comme le précise le linguiste Karel Oliva, de ce même institut, le cœur du problème se situe essentiellement dans le fait que le tchèque est une langue à flexion où la fonction d’un mot est déterminé par son cas :

Karel Oliva | Photo: Annette Kraus,  Radio Prague Int.

« Le problème est la construction des phrases en tchèque qui est une langue à flexion : les noms se déclinent, tous les noms, même les noms de famille féminins. Or sans le suffixe -ová, il est impossible de décliner. Donc supprimer ce suffixe représente un problème pour la communication, et ensuite parce que cela va à l’encontre de l’esprit de la langue. Nous avons une langue qui n’utilise pas la position dans la phrase pour désigner ce qui est le sujet et ce qui est l’objet, comme c’est le cas en anglais ou en français. En tchèque, ces fonctions sont marquées précisément par les terminaisons des noms. Si nous privons les noms de terminaisons, alors ça devient compliqué. »

Résoudre ce casse-tête était d’ailleurs une des questions principales qui a agité les débats au sein de la rédaction de Deník N : comment formuler les phrases contenant les patronymes étrangers sans « -ová » sans pour autant rendre la phrase incompréhensible au lecteur ? Pavel Tomášek précise ainsi que l’équipe rédactionnelle a défini des règles sur la manière de formuler les textes afin que le changement soit le moins perceptible possible.

George Sandová | Photo: Wikimedia Commons,  CC0 1.0 DEED

Si Deník N n’est pas le premier média à prendre cette décision, il reste encore minoritaire et le restera probablement pendant un certain temps encore. Les médias du service public sont, eux, toujours tenus d’utiliser les règles de grammaire tchèque telles que stipulées par l’Institut de la langue tchèque.