« Une fois que vous êtes politisé dans la sphère antisystème, il est très difficile d’en sortir »
Le dernier rapport sur l’extrémisme du ministère de l’Intérieur confirme une tendance de fond en Tchéquie ces dernières années : la disparition de l’extrême-droite traditionnelle et la prédominance des mouvements antisystème. Pour en parler, Radio Prague Int. a interrogé Jan Charvát, politologue, professeur à l’Institut de sciences politiques de l’Université Charles et spécialiste de l’extrémisme :
« Les formes traditionnelles de l’extrémisme, auxquelles nous étions habitués, sont désormais une chose du passé. Elles ont été remplacées par une combinaison de mouvements antisystèmes et la scène de désinformation. Ces deux groupes sont liés. Ils s’influencent mutuellement et leur dynamique mutuelle correspond à ce que le ministère de l’Intérieur considère comme relevant de l’extrémisme. »
Ce rapport confirme une tendance déjà observée au début de l’année 2023. Quand on pense spontanément à l’extrémisme, on imagine d’abord la mouvance skinhead ou néo-nazie. Ce rapport montre justement un changement notable. Mais ces groupuscules « traditionnels » ont-ils pour autant totalement disparu ?
« Oui, en effet, ils ont disparu. Il faut rappeler que la Tchéquie a une autre expérience de l’extrémisme politique que l’Europe de l’Ouest. L’extrémisme politique a ré-émergé dans le pays après 1989. Tout comme dans les autres Etats d’Europe de l’Est, un des acteurs-clés était la sous-culture d’extrême-droite qui s’est formée autour de la mouvance skinhead. Celle-ci existait aussi à l’Ouest, mais avait un rôle plus marginal. Tandis que dans l’Europe post-communiste, cette mouvance était beaucoup plus importante et en Tchéquie, constituait le noyau même de l’extrême-droite. Donc quand on parle d’extrême-droite en Tchéquie, on pense immédiatement aux crânes rasés et aux tatouages nazis.
Mais tout ceci a changé, et depuis un certain temps maintenant. Tant la société que les autorités y réagissent avec un peu de retard. On date la dissolution de ces groupes de 2013 environ. Il y a certes toujours un groupuscule lié à la mouvance identitaire en France, mais il est très marginal et actif uniquement sur Internet. Sinon, quelques petits groupes subsistent et organisent un concert çà et là. La moyenne d’âge est de 40 ans et plus. Ils ne représentent plus grand-chose à vrai dire. »
Le tournant de la crise migratoire
Le fait de passer de ces groupes d’extrême-droite à des mouvances antisystème correspond-il à un basculement ou est-ce un phénomène progressif ? La pandémie de Covid-19 constitue-t-elle un tournant ? Ou ces personnes issues de la scène de désinformation se sont-elles greffées sur cet événement parce qu’il servait leurs intérêts ?
« L’évolution de l’extrême-droite traditionnelle est plus ancienne que la pandémie. Si les racines de la scène de désinformation actuelle sont certes à chercher dans la crise économique de 2008, le changement réel, c’est la crise migratoire. Et dans la vague d’attentats terroristes en Europe autour de 2015. En Tchéquie, la scène de désinformation, liée à la scène anti-islam, émerge sur le même modèle que ce que l’on peut voir dans les pays occidentaux.
Or, il n’y a pas eu d’intervention spécifique de l’Etat, car il y avait un consensus de la plupart des partis politiques contre l’accueil de migrants. Par conséquent, personne ne s’est vraiment opposé à ces nouvelles mouvances qui ont reçu une véritable impulsion. Et non seulement, il n’y a pas eu d’opposition, mais en plus, certains politiciens sont allés dans leur sens, comme le président Zeman qui, le 17 novembre, avait chanté l’hymne tchèque sur un podium aux côtés d’un représentant d’un groupe anti-islam.
Enfin, il faut noter que cette scène-là a dès le début adopté une position pro-Israël parce qu’elle considère que cet Etat est à l’avant-poste de la lutte contre l’islamisme. C’est quelque chose qui, pour l’extrême-droite traditionnelle, antisémite, est totalement inacceptable. Donc pendant la crise migratoire, les restes de la scène néo-nazie se sont disloqués autour de cette question. »
La tentation russe
Que peut-on dire du rôle des réseaux sociaux dans la diffusion et la promotion de la désinformation développée par les personnalités issues de la mouvance antisystème ?
« Après la dislocation de l’extrême-droite traditionnelle, on a pu croire un temps que leurs positions seraient reprises par le mouvement anti-islam. Mais celui-ci aussi s’est délité vers 2017. Depuis, il en subsiste un très large spectre de divers médias antisystème et de désinformation autour desquels se sont formés des groupes, souvent très différents au niveau idéologique. Leur seul point commun, c’est leur critique du gouvernement, mais surtout de l’évolution du pays depuis 1989. Donc aux anciens d’extrême-droite, aux anciens de la mouvance anti-islam se sont greffés des gens issus du parti communiste. Ils ont trouvé des convergences autour du refus de l’évolution du pays après 1989, contre l’UE, contre l’OTAN.
Malgré quelques divergences, cela a donné une sorte de mélange idéologique dont a émergé une chose essentiellement : le rejet de l’Europe de l’Ouest et du libéralisme occidental. C’est une sorte d’ultra-conservatisme qui critique la prétendue faiblesse et décadence de l’Occident. Or ce raisonnement amène logiquement à se tourner vers l’Est : quand vous acceptez cette idée, cela vous conduit à regarder vers la Russie, considérée comme traditionnelle, forte, anti-LGBT etc. Je serais incapable de dire s’il s’agit à l’origine d’une opération psy-ops de la Russie, mais en tout cas, elle a très bien réussi à capitaliser sur ce courant. »
A cet égard, est-ce que la pandémie de Covid-19, qui a été un événement majeur et souvent durement vécu par les sociétés, et où des restrictions ont été imposées, considérées par certains comme venant d’en-haut, des « élites européennes » décriées, a contribué à rendre encore plus visible et plus audible cette scène antisystème ?
« Je pense que la pandémie est un moment très important car un nombre incalculable de gens qui, jusqu’alors, n’étaient pas du tout politisés, ont rejoint les rangs de cette mouvance antisystème. Le Covid-19 n’a finalement pas été une catastrophe digne d’une épidémie médiévale. Il s’agissait essentiellement de rester chez soi, or rester à la maison s’est avéré être un problème majeur pour de nombreux groupes : pour les enfants, notamment, mais aussi pour tous ceux qui, en restant chez eux, se sont retrouvés sans ressources financières. Cela a suscité une énorme vague de frustration dans toute la société. Et même si ces gens n’étaient pas à l’origine antisystème, ce sont bien les mouvements antisystème qui ont été considérés comme étant à davantage à leur écoute, qui leur ont permis de ventiler leur sentiment de frustration.
Le résultat, c’est l’émergence d’un mouvement général avec énormément d’adeptes, beaucoup plus que lorsqu’il s’agissait de groupuscules de l’extrême-droite traditionnelle. A la fin de la pandémie, il y a eu une démobilisation mais une partie de ces gens est restée active. Ce sont ces personnes qui manifestent actuellement contre le gouvernement : ils nous disent d’ailleurs qu’ils se sont politisés pendant le Covid-19. Le fait qu’il se soit agi de deux gouvernements diamétralement opposés, celui d’Andrej Babiš pendant la pandémie et celui de la coalition aujourd’hui, ne joue aucun rôle dans leur mobilisation. Une fois que vous êtes politisé dans la sphère antisystème, il est en réalité très difficile d’en sortir. »