« On veut montrer qu’on peut se loger en échappant aux logiques financières du marché immobilier »
« Chaque enfant devrait avoir 100 parents ». Derrière cette drôle d’idée, un article du Néerlandais Bodil Graae’s paru en 1967, qui a inspiré les premières versions de l’habitat participatif tel qu’il existe aujourd’hui. Si la perspective d’élever vos enfants au milieu d’une si grande communauté ne vous emballe pas, sachez que le nombre de « parents » atteint rarement ce si grand nombre dans ces habitats présentés comme une « troisième voie » entre location et propriété. Au Canada, dans les pays scandinaves ou en Suisse ce modèle a déjà séduit pour les avantages économiques et sociaux qu’il présente. En Tchéquie, le collectif Maisons partagées (Sdílené domy) cherche à développer ce type d’habitat dans une version solidaire, avec un premier projet déjà en cours de route.
Au début des années 2010, un groupe de jeunes actifs décide de monter un projet d’habitat participatif sur Prague. L’idée, c’est de recopier ce qui se fait au sein d’un collectif allemand nommé Mietshäusersyndikat, qui aide des projets d’habitats participatifs à se mettre en place en Allemagne. Une dizaine d’années plus tard, le premier projet du collectif, Première hirondelle (První vlaštovka), s’est concrétisé sous la forme d’un ancien restaurant racheté il y a peu. La bâtisse nécessite de nombreux travaux, mais cette acquisition est déjà un premier pas pour les membres du collectif, partis de zéro.
À l’origine de ce projet, les difficultés pour se loger rencontrées par un groupe de jeunes actifs pragois. Tomáš, père au foyer, fait partie du projet depuis le début, tandis que Kateřina, qui est libraire, ne l’a rejoint qu’en 2020. Mais en dix ans, la situation n’a pas beaucoup évolué : les jeunes ménages ne parviennent toujours pas à se loger à bon prix, comme nous l’explique Tomáš.
« La plupart d’entre nous était dans une position délicate sur le marché immobilier quand le projet a démarré. Nous n’arrivions pas à obtenir de prêt auprès des banques pour acheter, mais d’un autre côté, la location devient vraiment contraignante à partir du moment où vous fondez une famille. Les contrats de location sont souvent incompatibles avec la stabilité que requiert le fait d’avoir des enfants, parce qu’il y a beaucoup de contrats à durée déterminée, ou alors vous ne savez pas si le loyer va augmenter d’une année à l’autre. Lorsque vous avez des enfants qui sont inscrits à la crèche d’à côté, ça devient plus difficile d’accepter ces incertitudes. »
« Notre projet rassemble les points positifs de la location et de la propriété. Nous avons la stabilité parce que la maison nous appartient, et d’un autre côté c’est abordable financièrement. Par ailleurs, il est facile d’intégrer le collectif, car nous essayons de faire en sorte que les contributions financières exigées soient les moins élevées possibles, même si bien sûr nous avons besoin de financements pour mener le projet à bien ».
Une troisième voie entre propriété et location
Les habitats participatifs sont effectivement souvent considérés comme une réponse aux difficultés pour se loger rencontrées principalement par les jeunes couples avec enfants. À Prague, les personnes dans cette situation ne manquent pas, la capitale tchèque étant l’une des villes d’Europe les plus inabordables en termes de logement, avec 14,3 salaires annuels nécessaires pour devenir propriétaire selon la dernière enquête de Deloitte (Deloitte Property Index 2023). Seules Amsterdam (15,8) et Bratislava (14,6) dépassent la capitale tchèque sur ce point.
En vivant dans un habitat participatif, les résidents sont à moitié propriétaires et locataires. Locataires parce qu’ils acceptent de payer un loyer, souvent abordable, qui revient à la société propriétaire du bâtiment et qui sert à rembourser les prêts souvent nécessaires à l’achat de la maison ou de l’immeuble. Une fois le prêt remboursé, les résidents ne payent plus que les charges.
Propriétaires parce que dans le cas des coopératives d’habitation, qui est la forme d’habitat participatif la plus répandue, les résidents sont propriétaires de certaines parts du logement. Néanmoins le collectif Maisons partagées a misé sur un autre statut légal que celui de la coopérative d’habitation, celui de la coopérative de solidarité en habitation. Tomáš nous explique la différence entre les deux :
« Ce qui fait la spécificité de notre projet c’est que nous retirons complètement la maison du marché immobilier. Nous ne sommes pas une coopérative d’habitation traditionnelle, dans laquelle chaque habitant est propriétaire d’une part de la maison qu’il peut revendre sur le marché immobilier. Au contraire nous avons le statut légal d’une coopérative sociale, ce qui signifie que c’est le collectif Maisons partagées qui possède la maison. Nous ne pouvons donc pas vendre des parts à titre individuel, ce qui relève de notre volonté initiale de retirer la maison du marché immobilier. La spéculation sur les biens immobiliers est un des facteurs qui alimente la crise immobilière actuellement, nous ne voulions donc pas continuer à perpétuer ce système. »
Financièrement, les résidents réalisent des économies sur le prix du foncier et sur les dépenses liées au logement, grâce à la mutualisation des espaces communs et des équipements ménagers tels que la machine à laver, le lave-vaisselle etc. Avec la diminution des dépenses d’électricité et de chauffage que cela entraîne, ces logements sont aussi beaucoup plus écologiques que les logements privés classiques. Dans le cas de Tomáš et Kateřina, ils envisagent même de partager une ou plusieurs voitures avec les autres résidents lorsqu’ils habiteront dans la maison.
Une conception collective et sociale de l’habitat
Au-delà des avantages économiques, les habitats collectifs sont également perçus comme une solution à des problèmes sociaux. En Suède, certains logements participatifs sont ainsi réservés aux personnes de plus de 40 ans, car perçus comme une bonne manière de lutter contre l’isolement des personnes les plus âgées. Quant aux tâches ménagères, la gestion communautaire de celles-ci permet aux résidents de gagner du temps libre.
Dans ce type d’habitat, si le fonctionnement en collectivité est un impératif auquel personne ne peut vraiment échapper, le degré de coopération et les valeurs partagées par les résidents varient grandement selon ce qui est décidé par chaque groupe. Dans le cas de První vlaštovka, la vie en communauté est envisagée de manière très rapprochée. C’est ce que nous explique Kateřina :
« Au-delà de notre volonté de vivre ensemble, notre projet est organisé autour d’un socle de valeurs communes. Nous fonctionnons de manière non-hiérarchique, avec un mode de décision basé sur le consensus. Cela ne marche pas toujours, mais nous faisons toujours en sorte que tout le monde soit à peu près satisfait des décisions prises. Nous partageons aussi des valeurs politiques et sociales, comme le fait de toujours accorder de l’attention au collectif et de prendre soin les uns des autres. Nous voulons vraiment vivre comme une communauté, et pour cela nos espaces communs comme la cuisine et le salon seront partagés. »
Le casse-tête des démarches juridiques et du financement
Sur le papier, les habitats participatifs ont tout pour plaire. Dans les faits, les démarches pour faire aboutir ce type de projet peuvent vite tourner au parcours du combattant. Dans le cas des coopératives d’habitation, un statut légal existe dans beaucoup de pays pour ce type de propriété, et de nombreuses entreprises proposent ce type de logement, ce qui rend les démarches juridiques plus aisées.
Il faut dire que les coopératives d’habitation ne sont pas une totale nouveauté : en Tchéquie, elles sont apparues dans les années 1880, lorsque le pays faisait encore partie de l’empire austro-hongrois. Au début de la période communiste, ce type d’habitat est perçu comme un vestige du capitalisme et toutes les coopératives sont nationalisées. Mais la pénurie de logements qui s’aggrave oblige l’État à adopter une loi sur la construction coopérative en 1959, qui signe leur renaissance. Leur fonctionnement est néanmoins uniformisé sous la forme de grandes entités administratives et il faudra attendre 1990 pour que ces coopératives reprennent la forme qu’elles ont aujourd’hui. Il n’est donc pas impossible de trouver à se loger dans des coopératives d’habitation en Tchéquie. Toutefois ce modèle diffère du principe des Maisons partagées qui sous-entendent aussi une réelle vie en commun, avec tout ce que y en découle.
Pour le collectif qui nous intéresse, il a d’abord fallu résoudre le problème du statut légal de leur habitation, qui n’existait pas pour ce type de propriété particulière. Une loi de 2014 introduisant le statut de coopérative sociale dans le droit a résolu leur problème, mais s’est ensuite posée la question du financement. Plus d’une dizaine de banques ont refusé de leur prêter de l’argent, tandis que les recherches du côté de la municipalité n’ont pas été plus fructueuses, comme en témoigne Tomáš :
« Nous avons essayé de négocier avec la ville mais ça n’a pas fonctionné. En Autriche par exemple ils attribuent certains terrains aux collectifs comme le nôtre parce qu’ils veulent favoriser ce type de logements. Mais à Prague, le prix est le seul critère d’attribution des terrains, et nous ne pouvons évidemment pas concurrencer avec les entreprises et les autres acteurs privés. La coalition précédente à la mairie avait envisagé d’encourager les projets d’habitats participatifs pour résoudre en partie la crise du logement, mais après les élections municipales le projet a été abandonné par la nouvelle coalition. »
Pour finir, le collectif a contracté un prêt auprès de la fondation allemande Umverteilen!, qui finance les projets de vie communautaire dans plusieurs pays. Ils ont également effectué des prêts auprès de banques chacun de leur côté.
Le premier jalon d’une longue série ?
Malgré ces difficultés, Tomáš et Kateřina gardent le sourire, parce qu’ils se voient comme les pionniers d’une série de projets de ce genre :
« Nous aimerions que ce type de projets se diffuse dans d’autres villes, c’est d’ailleurs ce qui nous motive quand nous rencontrons des difficultés. C’est très long de parvenir à créer une coopérative d’habitat solidaire, surtout que nous partons de presque rien, mais nous espérons que cela facilitera la tâche pour d’autres. C’est important de montrer que nous pouvons faire les choses différemment, en dehors des logiques financières et commerciales du marché immobilier, et du principe de propriété privée. Lorsque les gens se réunissent beaucoup de choses sont possibles, et c’est cela que nous voulons représenter, pour inciter les autres à faire de même. »
Le collectif Maisons partagées a pour ambition de chapeauter les autres projets d’habitat solidaire à venir, grâce aux compétences acquises à travers la réalisation de celui-ci. Pour le moment le collectif accompagne déjà un deuxième projet qui se monte dans la ville de Děčín. Tomáš et Kateřina espèrent pouvoir emménager d’ici deux ans dans leur nouvelle maison, une fois que les travaux seront terminés. Leurs enfants respectifs auront une douzaine de parents dans leur nouveau logement, des couples avec et sans enfants mais aussi des célibataires.