« Artefact » : une pièce de théâtre pour questionner le rôle des robots
Dans le cadre du festival du théâtre français Mange ta grenouille, la pièce de théâtre « Artefact » sera jouée trois fois samedi après-midi à l’espace NoD à Prague. Pas de comédiens sur scène mais un bras robotique, un système vocal automatisé et un décor réalisé par une imprimante 3D, pour raconter l’histoire d’un metteur en scène discutant avec des robots conversationnels de pièces de Shakespeare ou de Beckett. Joris Mathieu, metteur en scène et directeur du théâtre Nouvelle Génération de Lyon, explique au micro de Radio Prague International l’histoire de son spectacle.
« J’ai commencé avec mes collègues à réfléchir à ce spectacle en 2016. C’était une suite logique avec nos précédents spectacles qui étaient pour certains déjà des spectacles de science-fiction, d’anticipation où nous utilisions des technologies qui permettaient de faire apparaitre des hologrammes sur scène et dans lesquels nous interrogions la transformation du monde dans lequel on vit et la disparition de la chair, de l’enveloppe charnelle de l’humain au profit de l’apparition d’une enveloppe virtuelle. Mes collègues et moi nous sommes dit : et si on allait jusqu’au bout de l’idée et qu’on essayait d’imaginer s’il est possible de faire un spectacle de théâtre dans lequel il n’y aurait plus d’humains du tout ? Le théâtre est l’endroit du vivant donc nous avons du mal à imaginer qu’il ne puisse plus y avoir de corps sur scène. »
Quelle est l’histoire que le spectacle raconte à travers le robot ?
« L’histoire raconte qu’un metteur en scène de théâtre décide de monter un spectacle en collaboration avec des machines et il va commencer à discuter en ligne avec ce qu’on appelle des robots conversationnels. Ce metteur en scène va faire une rencontre, un peu comme dans le film ‘Her’, avec un robot conversationnel qui va lui répondre qu’il aimerait bien écrire un spectacle avec lui mais qu’il aime surtout deux pièces : ‘Le songe d’une nuit d’été’ et ‘La Tempête’ de Shakespeare. Malheureusement, ce metteur en scène disparaît du jour au lendemain et la conversation s’arrête. Les autres humains ont disparu également, probablement pour des raisons environnementales de crise climatique. Cette machine va donc décider de poursuivre seule le projet commencé avec ce metteur en scène et de faire un spectacle de théâtre dans lequel cette intelligence artificielle va coordonner différentes techniques (un bras robotique, des imprimantes 3D), fouiller dans les répertoires et les archives laissés par les humains. »
Cette année, le thème du festival concerne notre rôle dans la société, en quoi pensez-vous que votre spectacle évoque ce thème ?
« Nous venons tous de traverser une période très particulière de crise épidémique qui n’est pas tout à fait finie et qui nous a forcés les uns les autres à rester de longues périodes enfermés chez soi à n’avoir plus que des relations à distance avec les autres et très souvent en utilisant les technologies et le virtuel. Je pense que ce spectacle ‘Artefact’ questionnait déjà cette chose-là : nous, humains, quel que soit le pays dans lequel on habite, quelle conscience nous avons de notre relation à notre environnement au sens large ? Comment chacun d’entre nous retrouve la conviction qu’il peut avoir un impact sur la société à construire demain en conscience de toutes ces difficultés et de toutes ces problématiques que l’on vit aujourd’hui ? Ce spectacle propose comme expérience de ne pas seulement voir la prouesse technique de machines ou de technologies qui arriveraient à faire un théâtre sans humain mais c’est plutôt une volonté de nous confronter à la disparition et à l’absence de l’humain. Cela amène le spectateur à se demander : est-ce que je veux vraiment que ce monde-là existe un jour, et si je ne veux pas qu’il existe, qu’est-ce que je peux faire moi, seul ou avec la communauté des autres humains, pour éviter que ça se produise ? »
Etes-vous conscient de présenter votre pièce dans le pays où a été inventé le concept de robot cent ans après et qu’est-ce que ça vous fait de venir vous produire en République tchèque ?
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« C’est la première fois que nous venons jouer en République tchèque. Je connais l’origine du mot robot puisque dans ‘Artefact’ il y a une des installations qui s’inspire de la pièce R.U.R. de l’écrivain Karel Čapek. C’est une coïncidence qu’on vienne jouer pour le centenaire de l’apparition de ce mot dans une œuvre littéraire tchèque. Ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est de se dire que c’est dans une pièce de théâtre que pour la première fois le mot ‘robot’ a été utilisé. Depuis longtemps, le théâtre joue ce rôle avec quelques auteurs visionnaires comme Karel Čapek qui ont essayé d’offrir à des publics des représentations de mondes futurs possibles pour éveiller les consciences et alerter politiquement et intellectuellement sur le rôle que nous jouons dans le monde que nous sommes en train de fabriquer. Une expérience a été réalisée il n’y a pas très longtemps en République tchèque par une entreprise qui a commandé à une intelligence artificielle l’écriture d’une pièce de théâtre entièrement écrite par une machine. J’ai trouvé que c’était une très belle manière aussi de fêter l’anniversaire de l’écriture de cette pièce de Karel Čapek. »
Est-ce que vous pensez qu’un spectacle sans humain sur scène est toujours du théâtre ?
« C’est une question qui doit rester ouverte et à laquelle chaque spectateur va tenter de répondre. Nous avons tout fait pour essayer de donner une chance à ces machines de reproduire le plus fidèlement possible l’illusion du théâtre. Dans notre spectacle, nous nous sommes amusés à les détourner de leurs usages habituels. Nous avons essayé de leur introduire des hésitations, de leur faire faire des détours parce que c’est dans les détours que se trouve la poésie. Nous avons essayé de travailler une partition qui permette au spectateur de projeter des émotions sur ce robot. Entre des humains qui répètent un spectacle qu’on essaye de transformer en machines capables de répéter chaque soir la même partition ou le travail que nous avons fait avec des machines en essayant de leur introduire une part de doutes, d’hésitations et d’émotions, finalement ça se rejoint. »
Karel Čapek disait que la mécanisation était un fléau qui déshumanisait les êtres humains, êtes-vous d’accord avec cette vision ? Avez-vous peur que les comédiens humains disparaissent de la scène ?
« Je n’ai pas peur que des formes artistiques se créent sans aucune présence humaine. C’est important de se dire qu’il y a une forme de recherche en art dans laquelle nous pouvons créer de nouvelles représentations sans humains mais cela reste des œuvres artistiques très intéressantes. Le problème arriverait s’il n’y a plus que ces œuvres-là, c’est l’uniformisation. Je suis assez d’accord avec Karel Čapek sur les dangers de la mécanisation. Les processus industriels et mécaniques apparus à la Révolution industrielle ont entraîné des changements dans la société qui n’ont pas eu que des impacts positifs sur l’humain. Philip K. Dick, auteur de science-fiction, travaillait beaucoup sur les fantasmes de l’androïde, représentations humaines robotiques, comme dans le livre qui a inspiré le film ‘Blade Runner’. Philip K. Dick disait que le problème n’était pas que les humains fabriquent des androïdes et qu’on essaie de les doter de sentiments humains. C’est plutôt les humains qui se transforment eux-mêmes en machines et qui mettent à distance leurs émotions et leur affect car ils ne veulent pas souffrir dans la société, ils deviennent des machines froides guidées uniquement par la réussite sociale et sans considération pour l’altérité. C’est cela qui m’effraie personnellement : la disparition de l’humanité dans les relations à l’autre. »