Contrairement à d’autres, « les pays d’Europe centrale et orientale ont écouté et entendu ce que disait la Russie de Poutine »

Entretien avec Jaroslav Kurfürst, ministre adjoint des Affaires étrangères en charge de l’Europe, sur l'Ukraine, le Partenariat oriental et le prochain Sommet de Prague.

Extraits de cet entretien à écouter dans son intégralité en appuyant sur lecture

A la fin du mois nous en serons à la moitié de la présidence tchèque du Conseil de l’Union européenne. Quel bilan de bientôt mi-parcours en tirez-vous ?

Jaroslav Kurfürst | Photo: Věra Luptáková,  ČRo

« Je pense que c’est l’une des présidences les plus difficiles jusqu’ici. L’agression russe contre l’Ukraine a des conséquences immenses et aussi dans tous les domaines du portfolio de la présidence tchèque, dont l’énergie et la finance. Nous sommes entrés dans une période difficile. La présidence tchèque jusqu’à maintenant est un modeste succès, avec quelques résultats pas faciles déjà obtenus, bien sûr en coopération avec nos partenaires. »

Quels résultats donneriez-vous comme exemples ?

« Par exemple l’ouverture de la conférence intergouvernementale avec la Macédoine du Nord et l’Albanie dans le portfolio « élargissement ». Bien sûr il s’agit d’un héritage de la présidence française, qui avait beaucoup travaillé sur ce dossier. Beaucoup de travail a également été fourni pour la question de gestion du gaz naturel, « safe gas for safe winter ». Et puis on a eu aussi ce Gymnich à Prague avec la question des visas russes et quelques autres résultats dans ce format, ainsi que d’autres événements qui ont montré l’efficacité de la présidence tchèque. »

« Une certaine naïveté de certains pays à l’égard de la Russie »

Depuis le 24 février, on a l’impression qu’au niveau européen, la voix des pays d’Europe centrale et orientale est davantage prise en compte. Est-ce votre impression dans votre rôle aujourd’hui au ministère tchèque des affaires étrangères ?

Photo: Parlement européen

« Oui, la voix de l’Europe centrale et orientale est plus écoutée au sein de l’UE et aussi dans un contexte plus large. Peut-être est-ce parce que ces pays ont senti et pas seulement écouté les leaders de la Russie. On n’a pas seulement écouté, on a entendu. C’est une grande différence – on peut porter des lunettes roses, écouter quelque chose et penser que le monde sera normal, mais ce n’est pas la même chose quand on entend… »

Les pays occidentaux ont donc eu tendance à écouter sans entendre ?

« Oui, je pense qu’on a vu une certaine naïveté, qu’il s’agissait d’une certaine normalité avec de la bonne volonté et que la rhétorique russe n’était destinée qu’à leur audience nationale. Mais ce n’était pas le cas. Il y a eu beaucoup de préparation et une mobilisation de la population russe contre l’Occident. Les discussions ont été comparables à la propagande de l’URSS pendant les ténèbres de la Guerre froide. »

Ces pays d’Europe centrale et orientale ont parfois réagi avec véhémence à certains moments. Ce fut le cas lorsque Josep Borrell, haut responsable pour la politique étrangère de l’UE, a subi sans broncher à Moscou la propagande de Sergueï Lavrov. Cela a été aussi le cas lorsque le chef de la diplomatie tchèque, Jan Lipavsky, a suggéré que le président français « ne comprenait pas la problématique » quand Emmanuel Macron s’efforçait de maintenir le dialogue avec Vladimir Poutine. Ce sont des choses nouvelles.

Emmanuel Macron | Photo: Copyleft,  CC BY 4.0 DEED

« Ce sont des choses nouvelles et du côté de leaders comme Josep Borrell et Emmanuel Macron il y avait le souhait d’avoir un accord de bonne volonté. Mais de l’autre côté, cette bonne volonté n’existe pas. Je pense que le régime de Vladimir Poutine a décidé que ceci était le moment où le monde allait être dominé par la Chine avec la Russie comme partenaire principal pour bouleverser l’ordre global.

La stratégie de la Russie dans cette guerre est comme une matriochka russe. Il y a d’abord une petite matriochka régionale avec cette guerre entre la Russie et l’Ukraine avec comme objectif russe de conquérir le maximum de territoires et de transformer l’Ukraine en Etat-marionnette dépendant de Moscou. Il y a ensuite une matriochka plus grande, continentale, avec comme cible principale l’UE et l’OTAN. Ils veulent détruire l’unité et ces organisations parce qu’elles représentent un « paneuropéanisme » déjà discuté en Russie au XIXe siècle. L’Europe unifiée est considérée par la Russie comme un vrai rival géopolitique avec des valeurs qui sont dangereuses pour le régime autoritaire de Poutine. Et puis la troisième matriochka est globale : une équation avec notamment la Chine et les Etats-Unis avec les Russes qui veulent bouleverser le multilatéralisme qui protège aussi les petits pays. Ce que Vladimir Poutine propose est un monde multipolaire, un monde d’empires avec des territoires autour sans droits accordés aux petits pays concernant la politique étrangère. Je pense que ces leaders occidentaux commencent à comprendre le but de la Russie dans ces trois géométries et que la bonne volonté n’existe pas. »

« Un Partenariat oriental très fragmenté »

Vous avez été envoyé spécial pour le Partenariat oriental, un partenariat lancé à Prague en 2009 pendant la première présidence tchèque du Conseil de l’UE. Six pays étaient concernés : deux d’entre eux, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, se sont fait la guerre encore récemment. Les quatre autres sont plus ou moins en partie occupés par l’armée russe : l’Ukraine, la Moldavie (Transnitrie), la Géorgie (Ossétie du Nord et Abkhazie) et la Biélorussie où l’armée russe est également présente. Comment après avoir travaillé plusieurs années sur ce dossier envisagez-vous aujourd’hui ce Partenariat oriental, d’autant que deux de ces six pays, la Moldavie et l’Ukraine, viennent d’obtenir le statut officiel de candidat à l’Union européenne ?

Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko | Photo: Kremlin.ru,  public domain

« Je dirais que ce Partenariat oriental avait au début un objectif assez attractif pour tous ces pays avec un accord d’association, de libre-échange et de libéralisation des visas. Beaucoup de programmes pour les étudiants et la société civile ont été développés. Jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 cette première étape s’est déroulée avec ensuite une deuxième étape plus administrative que politique de 2014 à 2020. En 2020, Loukachenko détruit en Biélorussie tous ces principes et attaque la société civile après avoir manipulé les élections tandis que la même année éclate la guerre entre Arménie et Azerbaïdjan. C’est le début de la période de fragmentation, encore plus visible après l’agression russe en Ukraine. Désormais ce Partenariat oriental est très fragmenté, avec six pays à l’orientation très différente. La question est de savoir où on peut trouver les dénominateurs communs. Je pense qu’en premier lieu il s’agit de la protection du ‘statehood’, de l’existence même de l’Etat souverain indépendant. »

Ce qui se passe actuellement sur le terrain en Ukraine est-il fondamental pour ce qui va se passer dans les négociations avec tous ces pays de ce qu’on a appelé le Partenariat oriental ?

« Absolument. Mais je pense aussi que le Partenariat oriental a un certain problème avec le fait que la Moldavie et l’Ukraine sont maintenant des candidats officiels. Le Partenariat oriental les a beaucoup aidées à se préparer et à progresser vers la législation européenne davantage que des pays des Balkans occidentaux qui étaient pourtant eux dans la politique d’élargissement de l’UE. Cela a été un succès mais maintenant il faut ouvrir à l’élargissement en ce qui les concerne. »

Aide à l’Ukraine et future reconstruction du pays

L’une des priorités de Prague est aujourd’hui évidemment l’aide à l’Ukraine – l’aide aux réfugiés et l’aide sur place, puis l’aide à la reconstruction dans un futur qu’on espère proche. La Tchéquie a déjà débloqué plusieurs centaines de millions de couronnes et devrait se concentrer à terme sur l’oblast Dniepropetrovsk.

Photo: Martin Dorazín,  ČRo

« Oui, on a beaucoup fait pour l’Ukraine sur le plan humanitaire. La priorité numéro 1 maintenant est la préparation de l’hiver. J’étais en Ukraine mi-août et il est important de soutenir les projets de logements pour les gens dans les régions ukrainiennes relativement plus sûres. Les Ukrainiens ont besoin de beaucoup de choses pour ne pas que le froid ne les pousse à quitter ces régions pour aller plus à l’Ouest.

Pour l’avenir, on travaille avec nos partenaires européens pour la reconstruction et au plan national on explore cette possibilité de nous concentrer sur l’oblast de Dniepropetrovsk. On a déjà des contacts avec nos partenaires là-bas. Il y a des liens entre entreprises tchèques et partenaires ukrainiens. On voudrait développer cela dans le cadre plus large de l’aide étrangère à la reconstruction de l’Ukraine. »

Un sommet de la Communauté politique européenne à Prague, où sont annoncés notamment Zelensky et Erdogan

La prochaine échéance importante à Prague de cette présidence tchèque de l’UE est le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement début octobre. A priori ce sera dans un cadre élargi, pas seulement avec les dirigeants des 27 Etats-membres. On parle de la présence en tout cas virtuelle du président ukrainien Volodymir Zelensky, certaines sources non confirmées officiellement indiquent que le président turc Erdogan sera également présent…

Source: Site officiel de l’Union européenne

« C’est ce que nous préparons actuellement. L’invitation officielle sera lancée par le Premier ministre tchèque Petr Fiala et par le président du Conseil européen Charles Michel. On prépare cela sur le fond et la forme notamment avec la France car le président Macron était le ‘père spirituel’ de ce cadre élargi, la Communauté politique européenne. »

Pouvez-vous confirmer que la Turquie sera représentée ici à Prague ?

« Je suis très optimiste sur cette question. »

Pour finir, une question sur l’appellation du pays, avec le nom Tchéquie qui est officiel depuis 2016 mais qui a encore un peu de mal à se faire de la place dans certaines langues dont l’anglais (Czechia) et même le tchèque (Česko). Qu’en pensez-vous ?

« C’est une question importante pour moi en tant que géographe de formation. Chaque pays a un nom constitutionnel et un nom géographique. La Tchéquie a notifié la possibilité d’utiliser cette forme brève et cela ne pose pas de problème en français. En anglais tout le monde disait Czech Republic et Czechia était beaucoup moins utilisé. Petit à petit on va y arriver. C’est important pour le ‘nation branding’, la marque du pays, il faut de la clarté. Je peux dire que dans le cas où vous utiliser ‘France’ ou ‘Belgique’, alors vous utilisez ‘Tchéquie’. Si vous êtes dans un cadre plus juridique où on utilise ‘République française’ ou ‘Royaume de Belgique’ alors c’est le moment d’utiliser ‘République tchèque’.

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