Éducation multilingue : « Chaque langue est un modèle auquel on peut se référer dans la vie »
Installée depuis 34 ans à Paris où elle a rejoint son mari français, la médecin tchèque Lucie Slavíková-Boucher a fondé, avec ses collaborateurs, le réseau mondial des Écoles tchèques sans frontières. Dans ces établissements, des bénévoles dispensent des cours de tchèque aux enfants issus essentiellement de couples mixtes qui grandissent en dehors du pays. Les représentants d’environ 140 écoles tchèques à l’étranger se réunissent ces jeudi et vendredi à Prague. À cette occasion, Lucie Slavíková-Boucher nous parle des défis et de sa propre expérience de l’éducation multilingue. Mais tout d’abord, elle explique pourquoi avoir fondé, il y a tout juste quinze ans, l’association l’École tchèque sans frontières.
« Notre association siège à Prague. Nous l’avons créée en 2009 pour pouvoir lancer une collaboration avec ministères tchèques de l’Éducation et des Affaires étrangères, ainsi qu’avec des universités et d’autres institutions. Car à l’époque, les personnes intéressées par l’enseignement du tchèque aux enfants à l’étranger n’avaient aucune organisation, aucun représentant en Tchéquie. »
En 2003, vous avez fondé la première École tchèque sans frontières à Paris, en vous basant sur votre expérience personnelle, celle d’une maman tchèque en France qui apprend à ses enfants la langue tchèque.
« C’est bien cela, même si on ne peut pas dire que je l’ai fait pour mes enfants : mon fils n’a jamais fréquenté cette école et ma fille, qui est plus jeune, en a profité en partie seulement. Mais j’ai sans doute été motivée par notre expérience familiale : tout le monde qui essaie d’élever ses enfants dans le contexte bilingue sait combien c’est difficile. On a tous besoin d’un regard de l’extérieur, d’un endroit où l’on peut partager son expérience avec les autres et où, ce qui est extrêmement important, les enfants peuvent se retrouver et apprendre la langue avec d’autres personnes qu’avec leur parent, dont ils savent parfaitement qu’il maîtrise la langue du pays où ils vivent tous. Sinon, l’utilisation de la deuxième langue, donc celle qui est une langue étrangère dans le contexte du pays, peut leur paraître à l’enfant comme quelque chose d’artificiel et d’inutile. Une structure scolaire donne sens à tout cela. »
Quels sont les grands thèmes de la conférence que vous organisez en ce début août à Prague ?
« Comme chaque année, nous avons essayé d’y apporter de nouveaux thèmes. Personnellement, je suis très curieuse d’entendre l’intervention notre collègue français Thierry Saint Arnoult qui enseigne au Lycée Matyáš Lerch à Brno. Il s’intéresse à la pratique du théâtre dans l’enseignement d’une langue étrangère. Nous voulons encore développer ce sujet dans le futur, car l’art dramatique apparaît comme un bon moyen pour améliorer les compétences linguistiques. La conférence est également consacrée à l’intelligence artificielle, car le sujet est omniprésent, ainsi qu’à la création, par nos enseignants, de nouveaux manuels scolaires destinés aux enfants multilingues. »
Entre 130 et 140 écoles tchèques dans le monde !
Combien d’écoles et d’élèves avez-vous dans le monde actuellement ?
« Il existe entre 130 et 140 écoles tchèques à l’étranger. Le nombre varie : de nouvelles écoles voient le jour, mais il arrive aussi qu’une école ferme ses portes, car la personne qui s’en occupait ne peux plus poursuivre cette activité et il est généralement très difficile de trouver un remplaçant. En tout, nous avons près de 4 000 élèves à travers le monde, parfois plus, parfois moins. C’est normal, les gens voyagent et travaillent à l’étranger, les familles se déplacent… L’éducation et le mouvement des peuples ne s’arrêtent jamais ! Les écoles tchèques auront toujours une raison d’être. »
Plus de vingt ans se sont écoulés depuis la fondation de la première école tchèque, celle de Paris. Vos élèves de l’époque sont maintenant adultes. Continuez-vous à travailler avec certains d’entre eux ?
« Il faut préciser que les écoles tchèques et slovaques à l’étranger ont bien sûr toujours existé, bien avant la création de notre réseau, ce qui était lié à l’immigration dans le sens large. Dès le début du XXe siècle, les écoles tchèques ont été fondées sur le continent américain, notamment par exemple l’École T. G. Masaryk à Chicago, ville où la communauté tchèque était particulièrement nombreuse. Dans notre cas, il est plus approprié de parler du concept des écoles tchèques d’après la révolution de Velours. »
« L’École tchèque sans frontières de Londres, par exemple, travaille beaucoup avec ses anciens élèves : certains y sont même devenus enseignants ou assistants. À Paris, la situation est un peu différente. L’année dernière, à l’occasion des 20 ans de notre école, nous avons toutefois demandé à nos anciens élèves de nous envoyer des messages filmés. Ces jeunes adultes nous racontaient, en tchèque, ce que notre enseignement leur a apporté. C’était très touchant ! »
Olympiades et concours de traduction
Les écoles du réseau dispensent des cours de tchèque, mais ce n’est pas leur seule activité. Vous formez des enseignants, publiez des manuels… Que faites-vous encore ?
« Tout d’abord, notre association est à l’écoute des familles tchèques expatriées. Nous nous demandons quels sont leurs besoins dans le domaine de la scolarisation complémentaire en tchèque, de quoi ces familles ont-elles besoin à leur retour en Tchéquie. Nous communiquons tout cela aux institutions tchèques, pour qu’éventuellement, des changements législatifs et administratifs puissent être effectués. (l’enseignement des écoles du réseau est reconnu par le ministère tchèque de l’Éducation, ndlr) Ensuite, nous nous consacrons effectivement au développement professionnel des enseignants à l’étranger. Au tout début, nous les aidons à lancer et organiser des cours, puis, nous leur proposons des séminaires en ligne. Une fois par an, ils se rencontrent à la grande conférence à Prague. »
« Nous organisons des olympiades et un concours de traduction destinés aux enfants tchèques à l’étranger, y compris ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas fréquenter nos écoles. En collaboration avec le Musée pédagogique national, nous sélectionnons, pour chaque édition du concours, des extraits de livres tchèques pour enfants et adolescents (souvent, il s’agit d’œuvres primées). Les participants traduisent ces extraits dans la langue du pays où ils vivent. L’année dernière, une centaine d’enfants y ont participé. Ils nous ont envoyé des traductions dans près de neuf langues. »
J’imagine que vos enfants sont parfaitement tchécophones…
« Mes enfants ont aujourd’hui 30 et 26 ans. On se parle et on s’écrit uniquement en tchèque. Ils le lisent aussi. Cela me tenait énormément à cœur qu’ils maîtrisent le tchèque et si ça a marché, c’est sans doute grâce aux bonnes relations au sein de notre famille. Récemment, m’a fille qui vit en France m’a agréablement surpris : elle m’a dit qu’elle s’était mise à écouter les informations en tchèque, du coup, elle commence à s’orienter aussi dans la politique tchèque, alors que ce n’est pas du tout son métier. »
Alors c’est une mission réussie ?
« Oui, d’une certaine manière. On verra comment cela se passera un jour avec les petits-enfants, s’ils parleront tchèque avec leur ‘babička’. C’est encore autre chose. »
Auriez-vous un conseil à donner aux parents qui veulent apprendre leur langue maternelle à leurs enfants bi/multilingues ?
« Il faut le faire avec l’amour, la conviction et le respect pour tout le monde, y compris pour soi-même. Il arrive fréquemment que le parent qui parle la langue minoritaire dans le pays de résidence de la famille trouve la tâche trop difficile, a des remords quand cela ne marche pas, est stressé et se sent mal à l’aise. Il faut s’aimer et se respecter. On fait tout ce qu’on peut et tout ce qu’on fera, ce sera extraordinaire ! »
De manière générale, on parle de plus en plus souvent de familles non seulement bilingues, mais multilingues. Est-ce un atout pour l’enfant lorsqu’il grandit avec plusieurs langues ?
« À Paris aussi, je vois beaucoup de couples qui se sont formés par exemple lors d’un séjour Erasmus dans un autre pays. Les conjoints, dont l’un est Tchèque, ont conservé l’anglais comme langue de communication. Avec chaque langue, l’enfant reçoit tout un référentiel. Cela aide toujours si on a plusieurs modèles dans la vie auxquels on peut se référer. On comprend alors que rien n’est noir ou blanc. »