Ernest Denis, l’infatigable artisan de l’amitié franco-tchèque
Historien français spécialiste du monde slave, Ernest Denis a œuvré toute sa vie au service de la cause tchèque, jusqu’à jouer un rôle primordial dans la création de la Tchécoslovaquie au lendemain de la Première Guerre mondiale. Fondateur il y a cent ans de la revue La Nation tchèque, puis cinq ans plus tard de l’Institut français de Prague (qui porta un temps son nom), ce « Tchèque d’origine non-tchèque » a contribué à créer des liens forts entre la France et la Bohême, contrée où il n’a pourtant que très peu vécu.
Ernest Denis et la Bohême : l’histoire d’une rencontre
L’histoire commune entre Ernest Denis et la Bohême débute à la fin de l’année 1870. Cette année-là en effet, le jeune normalien de 21 ans, originaire de Nîmes, déjà républicain convaincu, défend Paris assiégée par l’armée prussienne. Arrive alors un soutien quelque peu inattendu : le 8 décembre, les députés de la Diète de Bohême, parlement régional alors partie intégrante de l’Empire austro-hongrois, signent une déclaration commune destinée à l’empereur François Joseph pour lui exprimer leur indignation après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse.Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et spécialiste de l’Europe centrale, Alain Soubigou explique le caractère exceptionnel pour l'époque de ce mémorandum :
« A l’époque, les députés à la Diète de Bohême d’une part, au Reichsrat à Vienne d’autre part, étaient élus selon un système extrêmement sophistiqué qu’on appelait les curies et qui mécaniquement garantissait à la minorité germanophone de Prague et de la Bohême une majorité de députés. Les quelques députés tchèques qui s’étaient solidarisés avec la France défaite étaient donc extrêmement courageux. »Selon les mots de son ami Raoul Allier, Ernest Denis est alors « ébranlé » par ce texte parlant de la « noble et glorieuse France », d'une « nation illustre et héroïque », et de « l’injustice » qu’elle subirait. Deux ans plus tard, le jeune agrégé d’histoire profite d’une bourse de l’Etat français pour partir à Prague écrire sa thèse. Si le souvenir du mémorandum du 8 décembre 1870 est encore présent chez Ernest Denis et a certainement influencé sa décision, Doubravka Olšáková, historienne tchèque et auteur d’un article intitulé « Le ‘culte’ d’Ernest Denis dans la société tchèque aux XIXe et XXe siècles », paru dans l’ouvrage collectif « Les lieux de mémoire en Europe centrale », propose une autre hypothèse pour expliquer ce choix :
« D’après moi, c’était au début un peu calculé. Quand il a demandé une bourse pour aller en Autriche-Hongrie, il a cherché un pays près de l’Allemagne, où on parlait allemand, même s’il ne parlait pas lui-même cette langue, ou pas suffisamment. Il ne parlait pas non plus tchèque, il a donc reçu une bourse pour aller à Prague sans vraiment parler la langue de ses habitants. Il a cherché un lieu qui n’était pas Vienne, un lieu pour faire ses études, pour apprendre l’allemand et peut être aussi pour connaître l’Allemagne, et la question allemande, mais d’un point de vue différent. »
L’intérêt d’Ernest Denis pour la Bohême et son désir d’aller étudier trois ans à Prague à partir de 1872, prend donc sa source quelque part entre l’élan romantique suscité par le mémorandum des députés de Bohême en 1870, et un intérêt plus pragmatique pour l’Allemagne, pays victorieux de la guerre de 1871.
Ernest Denis, étudiant pragois
A Prague, Ernest Denis découvre Jan Hus, dissident religieux ayant défié l’Eglise catholique dès le XVe siècle. Fasciné par le personnage, il décide de lui consacré sa thèse, qui sera soutenue et publiée en 1878 sous le titre « Jan Hus et les hussites ». Alain Soubigou voit dans cette attirance pour le théologien tchèque, mort sur le bûcher en 1415, des raisons d’ordre personnel :
« L’adéquation entre Ernest Denis et Jan Hus a un autre ressort, c’est qu’Ernest Denis est né à Nîmes, terre cévenole, protestante, et Jan Hus est une espèce de pré-protestant, un siècle avant Luther. Ernest Denis est très vite séduit, lui le Cévenol, le protestant, par le personnage de Jan Hus. C’est pour cela qu’il consacre ces trois années, entre 1872 et 1875, où il séjourne à Prague, à amasser les matériaux sur Jan Hus. »Ernest Denis, après avoir admiré le courage des députés tchèques ayant pris parti pour le France en 1870, découvre donc une sorte d’histoire commune entre la Bohême et sa terre natale, celle de l’insoumission religieuse. Et si ce point commun est remarqué par l’étudiant français, il ne passe pas non plus inaperçu aux yeux des Tchèques, qui se penchent avec intérêt sur la thèse d’Ernest Denis à sa publication. Doubravka Olšáková avance une explication à cet intérêt pour une thèse comportant pourtant d’importantes erreurs d’interprétation :
« Ce qu’on a apprécié le plus en ce qui concerne Ernest Denis, c’était tout d’abord qu’il était français. C’est-à-dire que ce n’était pas un Allemand, ce qui était exclu, et il était considéré comme un ami des Tchèques, selon le modèle « l’ennemi de notre ennemi est notre ami ». Puis quand on a découvert qu’Ernest Denis était protestant, on a réalisé qu’il n’y avait qu’un protestant, en plus français, pour pouvoir comprendre l’histoire tchèque ».
Entre love-story et politique : Ernest Denis s’engage
A partir de là se tissent vraiment les liens, jamais démentis par la suite, entre l’historien français, fervent républicain et protestant, et la nation tchèque en devenir. Durant la fin du XIXème et le début du XXème siècle, il écrit plusieurs ouvrages historiques sur la Bohême, ceux-là plus pertinents que sa thèse sur Jan Hus, et prend position pour l’indépendance tchécoslovaque, notamment dans La Nation Tchèque, revue francophone qu’il fonde lui-même en 1915.Ernest Denis prend donc part avant la création de la Tchécoslovaquie à ce que Doubravka Olšáková nomme la « diplomatie culturelle » française, totalement indépendante de la position officielle du Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères soutenant jusqu’au bout le maintien de l’Empire austro-hongrois :
« D’après moi il faut distinguer la diplomatie officielle de la diplomatie culturelle, parce que dans la diplomatie culturelle vous pouviez réaliser des projets de recherche d’une voix alternative par rapport à la diplomatie officielle. C’est-à-dire que si les relations entre l’Autriche-Hongrie et la France existaient et étaient bonnes, c’était un peu différent en ce qui concerne la diplomatie culturelle, puisqu’il existait des bourses pour aller dans les Etats autrichiens, mais dans d’autres endroits qu’à Vienne. Et ce type de bourses a été lancé par volonté de connaître les petites nations qui vivaient en Autriche-Hongrie à cette époque. On a donc voulu se faire des alliés et mieux connaître les peuples vivant en Autriche-Hongrie. »Dans cette optique, Ernest Denis créée un ensemble de « ponts » entre la France et la Bohême. En 1919, il fonde l’Institut d’études slaves de la Sorbonne, puis un an plus tard son jumeau pragois, l’Institut français de Prague, à l’origine avant tout un lieu d’enseignement et qui a un temps porté son nom. Son rôle d’avocat constant de la cause nationale tchèque lui vaut d’être considéré en 1918, à l’indépendance de la Tchécoslovaquie, comme un des « pères fondateurs » du pays, aux côtés de Masaryk et de Beneš.
Son premier et dernier voyage dans la Tchécoslovaquie indépendante, en novembre 1920, donne une assez bonne idée de ce que représentait l’historien nîmois aux yeux des Tchèques : son train, filant vers Prague, doit marquer une pose d’un quart d’heure en gare de Plzeň, où la foule se presse pour entendre quelques mots du champion étranger de l’indépendance. La délégation gouvernementale qui l’attend à la capitale n’aurait également guère pu être plus fournie avec la présence malgré un froid polaire du Chancelier, du ministre des Affaires Etrangères Edvard Beneš, de ceux de l’Education Nationale et de la Culture, ou encore du président de l’Assemblée nationale.
Ernest Denis, après avoir vu de ses propres yeux le fruit d’une vie entière d’engagement, voit sa santé se dégrader subitement et doit être ramené précipitamment à Paris, où il s’éteint le 5 janvier 1921.
Ernest Denis aujourd’hui
Après avoir fait l’objet d’un quasi « culte », pour reprendre l’expression de Doubravka Olšáková, durant l’entre-deux-guerres en Tchécoslovaquie, Ernest Denis est aujourd’hui largement oublié, des hommes politiques comme des écoliers, en République tchèque comme en Slovaquie. Son nom n’évoque pas non plus grand-chose en France, où sa renommée n’avait de toute façon jamais égalée celle connue en Tchécoslovaquie.
Six ans de domination allemande sur la Bohême-Moravie, suivie de quarante-deux ans de socialisme dans le giron de Moscou, ont eu raison de cette figure jugée trop républicaine et trop occidentale, mais l’œuvre de Denis, en particulier son action en faveur du rapprochement franco-tchèque, est encore bien visible aujourd'hui. L’Institut d’étude slave de Paris, installé rue Michelet dans l’ancien domicile parisien d’Ernest Denis, continue de « promouvoir la connaissance scientifique des choses slaves », selon les mots de son fondateur, tandis que l’Institut français de Prague, poursuit quant à lui la promotion des échanges culturels entre la France et la République Tchèque. De même, une poignée de jeunes tchèques viennent chaque année passer trois ans au lycée Alphonse Daudet de Nîmes, qui dispose par ailleurs d’une section tchèque pour ses lycéens français.Cette section tchèque, qui avait été l’objet d’un article de Radio Prague lors des célébrations de son 90e anniversaire, doit tout à Ernest Denis, né dans la capitale gardoise, même si elle n’a officiellement vu le jour que trois ans après sa mort, comme nous le racontait Mme Janine Barbès, proviseur du lycée Daudet :
« En France, Ernest Denis avait assisté à la naissance de sections qui accueillaient des jeunes Tchèques venant faire leurs études chez nous dans d’autres villes, notamment la section de Dijon en 1920. Il en avait donc parlé au maire de la ville de Nîmes dont il était originaire, et en 1923, ce dernier a réussi à faire voter par son conseil municipal la création de bourses d’études qui permettaient à de jeunes Tchèques de venir étudier gratuitement pendant trois ans, les années du lycée, en France. C’est sous l’influence d’Ernest Denis que la section tchécoslovaque du lycée Daudet de Nîmes a accueilli ses premiers élèves en octobre 1924. Ernest Denis lui-même n’a pas pu assister à l’ouverture de cette section car il est décédé en 1921. »Si le nom d’Ernest Denis a quasiment disparu des mémoires, une poignée d’étudiants français et tchèques continue donc chaque année de profiter de l’attachement et de l’amour que l’historien français a porté à sa terre d’adoption, la Bohême.