Festival Jeden Svět : un an au Snark
Dans le cadre de la seizième édition du festival du film documentaire Jeden Svět, le public pragois a pu découvrir La Chasse au Snark, un long métrage du réalisateur François-Xavier Drouet. Le Snark, animal fictif créé par Lewis Carrol, est également le nom d’un établissement belge autogéré d’éducation pour des jeunes souffrant de troubles du comportement. Le cinéaste a posé sa caméra durant toute une année scolaire au cœur de cette institution. Dans la veine du cinéma direct, il filme, sans autre forme de commentaire, la vie quotidienne de ces adolescents et les méthodes pédagogiques non-répressives de l’équipe du Snark. Invité dans la capitale tchèque par les organisateurs du festival Jeden Svet, François-Xavier Drouet est revenu sur son documentaire au micro de Radio Prague.
Il y avait toutes ces réflexions au départ et il y avait aussi un projet d’autogestion. L’autorité est diluée, les responsabilités sont tournantes, l’assemblée générale des travailleurs est souveraine et il y a égalité de salaire entre chacun. Voilà, c’est un reste des années 1970. Quand j’ai commencé le film, du temps avait passé et ce projet s’était forcément un peu perdu avec les années mais il y en avait encore des traces.
Le Snark accueille des adolescents de 12 à 18 ans qui sont atteints de ce qu’on appelle les troubles du comportement. C’est très vaste mais il s’agit en gros d’enfants qui ne tiennent pas dans le système scolaire classique parce qu’ils ne tiennent pas en place, ils peuvent avoir des problèmes de violence, ou ils n’arrivent pas à se concentrer, à nouer des relations avec les autres… Le point commun de tous ces enfants, c’est qu’ils ont des problématiques familiales très lourdes derrières. »
Vous avez passé cinq ans à préparer ce film. Comment s’est passé cette phase de préparation ? Comment vous avez eu vent de l’existence de cet établissement ?
« D’abord, j’ai été invité à La Louvière par Franco Dragone, un mécène belge, qui invite tous les ans cinq réalisateurs du monde entier à faire un court métrage dans sa ville. J’avais un mois pour faire un court métrage, j’ai trouvé le Snark. J’ai tout de suite senti qu’il y avait quelque chose de très fort qui s’y passait et j’avais plutôt envie d’y faire un long métrage. Du coup, le court métrage est devenu la note d’intention du long métrage.
Il s’est passé deux ans et demi d’écriture, de repérages et de temps pour réunir les financements. Après il y a eu un an de tournage et un an de montage, donc pratiquement cinq ans entre la rencontre du lieu et l’achèvement du film. J’ai tourné pendant un an, sur toute une année scolaire, à raison d’un tournage d’une semaine par mois. Il y a une dizaine de tournages, une dizaine de semaines à peu près. »Au début comment se passe l’acclimatation des élèves et du personnel enseignant à la caméra et à votre présence ? Cela modifie leur comportement ?
« Je considère que la caméra modifie toujours le comportement et qu’il ne sert à rien de vouloir se faire oublier. Au contraire, il vaut mieux marquer sa présence et être accepté comme tel plutôt que de vouloir se cacher sous la table ou dans un coin. Après, ce n’est pas parce que le comportement des personnes est modifié ou altéré que ce n’est pas intéressant, parce que la façon dont les gens se mettent en scène raconte aussi quelque chose d’eux-mêmes.
Avec les adolescents, il a fallu énormément de temps pour que quelque chose de l’ordre de la relation puisse se mettre en place. Je n’ai pratiquement rien gardé dans le film des trois premiers mois de tournage finalement. C’est le temps qu’il a fallu, déjà pour qu’ils puissent m’accepter, pour qu’ils puissent me connaître un peu, comprendre ce que je faisais, et aussi dépasser le propre cliché qu’ils donnaient d’eux-mêmes. Les jeunes, notamment dans les reportages, s’enferment souvent dans une représentation très caricaturale d’eux-mêmes. Ils ont une idée que c’est cela qu’on attend d’eux quand on vient les filmer. Il faut énormément de temps pour dépasser cela, pour arriver à construire quelque chose de différent.
Avec les adultes, cela a été beaucoup plus rapide parce que cela faisait déjà trois ans que je travaillais avec eux. Ils avaient confiance en moi, avec pour seule réserve d’avoir un droit de regard sur le montage final. »Quel est ce comportement qu’on attend d’eux, le rôle qu’ils se donnent et qu’ils jouent ?
« Cela va être de surjouer devant la caméra, d’être dans la surenchère dans les insultes, dans les gestes… Mais cela s’épuise très vite. Déjà au bout d’un moment, cela ne les amuse plus. Et puis à terme, la caméra fait partie du décor finalement. Elle est là et elle n’est plus un enjeu, il y a autre chose qui se passe. Ils ont même pu comprendre au bout d’un moment que cela pouvait être intéressant, le fait qu’il y ait un témoin comme cela qui participe de la vie de l’institution de façon ponctuelle. C’est aussi une fenêtre sur le monde. Dans le film, il y a certains moments où les jeunes utilisent cette fenêtre comme une adresse finalement. Ils s’adressent à moi, mais à travers moi et à travers l’objectif de la caméra, ils s’adressent au vaste monde et cela est très beau. »
Quelle est la relation que vous avez créée avec les enfants et également avec les adultes ?
« C’est très variable d’un enfant à l’autre. Il faut savoir qu’ils ont presque tous accepté d’être filmés. Il y en a seulement deux sur une trentaine qui ont refusé et cela m’a donné beaucoup liberté. Il y en a certains avec lesquels on accroche, d’autres non. Il y a certains enfants sur lesquels je ne me suis pas attardé parce qu’ils étaient dans de telles problématiques, pour le coup de type psychiatrique, qu’ils n’étaient pas forcément très conscients de l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes. Et ils ne s’appartenaient pas toujours, notamment sous l’effet de la médicamentation.
J’étais très gêné par rapport à cela car je voulais vraiment que, quand à un moment, je me trouve présent dans une pièce avec un jeune et qu’il se passe une relation, quelque chose de conflictuel avec un adulte par exemple, il soit en situation de pouvoir me dire qu’il ne voulait pas que je sois là. Ils le faisaient très facilement. Les jeunes sont nés avec ces outils, les téléphones portables, l’image… Ils savent très bien ce qu’est le champ de la caméra et quand ils sont dedans ou quand ils sont hors-champ. Ils ont cette conscience et j’ai plutôt travaillé avec ceux qui avaient la capacité de me dire qu’ils ne voulaient pas que je sois là. Et puis ensuite, ce sont des affinités humaines, électives, il y en a avec qui cela se passe bien, d’autres pas. C’est aussi variable dans le temps, selon le moment, les humeurs, c’est de l’humanité tout cela. »Vous avez étudiez les sciences sociales, les sciences politiques, l’anthropologie. Comment vous mobilisez ces savoirs et ces méthodes dans votre travail de documentariste ?
« Je pense qu’à mesure qu’on vieillit, il y a tout un tas de grilles de lecture du monde qui se superposent et qui pour une partie viennent des études universités, pour une autre de rencontres, d’expériences professionnelles, de lectures… Donc il est très difficile aujourd’hui pour moi de dire quelle est la part qui revient aux sciences sociales. En tout cas, je suis toujours intéressé par les interactions. Comment les individus travaillent l’institution et comment l’institution les travaille en retour. Donc ce sont des thèmes éminemment sociologiques.
Je suis toujours intéressé par les questions politiques. Pour moi, le Snark, c’est un projet politique au départ finalement. Ce projet me tenait à cœur parce que j’ai découvert le lieu précisément au moment où Sarkozy ouvrait des centres fermés pour jeunes et qu’il y avait un discours extrêmement stigmatisant pour les jeunes en difficulté, pour les jeunes délinquants. Tous mes films s’inscrivent dans une démarche de critique sociale. »