Film documentaire : une bonne récolte au festival de Jihlava

Une fois n’est pas coutume, il a fait beau à Jihlava pour la 17e édition du Festival international du film documentaire. Et même les élections législatives tchèques n’ont par réussi à éclipser cet événement qui s’est déroulé du 24 au 29 octobre dernier. Au menu, une plongée au cœur des printemps arabes avec le réalisateur Peter Snowdon ou encore un regard sur les habitants nocturnes de la capitale tchèque avec la Velká noc de Petr Hátle ont figuré parmi les mets cinématographiques distingués de cette édition. Radio Prague était de la partie.

Au cœur de la République tchèque, à la frontière entre la Moravie et la Bohême, la petite ville de Jihlava s’anime toute une semaine fin octobre au rythme du cinéma documentaire d’Europe et du monde entier. Prague n’est jamais très loin et de très nombreux jeunes de la capitale ont fait le déplacement. Le Café v lese, un établissement bien connu dans le dixième arrondissement pragois, a d’ailleurs pris ses quartiers au sein de la Maison de la culture de Jihlava, où les deux salles de cinéma ne désemplissent pas tout au long de la journée. Là, les visiteurs retrouvent d’ailleurs les fameux pianos qu’Ondřej Kobza, le patron du bar suscité, a installés dans différents quartiers de Prague (on en parlait ici http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/des-pianos-en-ville-de-la-musique-pour-tous)…

De la musique donc, pas toujours très bien exécutée, mais surtout du cinéma documentaire. Le Festival international du film de Jihlava est le plus grand événement du genre en Europe centrale et il propose une très riche programmation articulée autour de quatre sections compétitives et d’une multitude d’autres pour présenter des cinémas d’ailleurs ou des thématiques particulières. Durant cette édition placée sous le signe d’une bonne récolte si l’on en croît le slogan choisi cette année, le pays de l’Oncle Sam bénéficiait d’un aperçu de sa production contemporaine en documentaires et les élections constituaient la thématique d’une section parallèle, actualité oblige.

Chaque année, le festival propose également une rétrospective et c’est Alice Guy, la première réalisatrice de l’histoire du cinéma, dont la carrière s’est partagée entre la France et les Etats-Unis au début du XXe siècle, qui était à l’honneur de cette 17e édition. Universitaire et spécialiste du cinéma français, David Čenek a pris en charge la programmation de cette section. Au micro de Radio Prague, dans une des bonnes adresses de cette ville de Jihlava, un restaurant mexicain, il raconte :

David Čeněk,  photo: Archives de ČRo
« Je travaille pour le festival de Jihlava depuis 2004. Je prépare chaque année une partie de la programmation, soit une rétrospective, soit un film contemporain. Alors, je ne suis pas un spectateur habituel, je viens plutôt dans le contexte de mon travail à Jihlava. Et cette année, je suis ici car j’ai préparé la programmation des films d’Alice Guy, qui est la première réalisatrice du cinéma, la pionnière ! »

Pourquoi le festival a décidé d’organiser une rétrospective sur cette réalisatrice ?

« Parce que dans la programmation d’une autre section, la section Fascinace (Fascination), une section de films expérimentaux, il y a un film expérimental présentant cette réalisatrice. Ce n’est pas un portrait, c’est vraiment un film expérimental qui joue sur les sentiments, qui présente des images, des extraits des films d’Alice Guy. De plus, il y a chaque année une rétrospective qui est liée avec la Journée de l’héritage audiovisuel (Den audiovizuálního dědictví) et nous n’avions jamais eu l’occasion de présenter les films d’Alice Guy. Nous avons donc décidé de le faire cette année. »

Pouvez-vous nous en dire plus sur Alice Guy, la première réalisatrice française…

« La première réalisatrice dans le cinéma mondial. Elle a commencé à tourner des films qui datent je crois de 1896. Elle a travaillé pour Gaumont, elle a été sa secrétaire. Mais par ce travail de secrétaire, elle a aussi commencé à tourner des films qui ont eu beaucoup de succès, tantôt des films documentaires, même si à l’époque on n’utilisait pas le mot documentaire, tantôt des fictions. Ce qui est également intéressant, c’est qu’elle a commencé à réaliser des phonoscènes. Il s’agissait de films qui n’étaient pas muets. Il y avait une synchronisation avec un phonographe. »

Alice Guy a tournée plusieurs centaines de films. Comment les avez-vous sélectionnés ?

Alice Guy
« J’ai vu en fait ses films qui ont été conservés aux archives de Pathé-Gaumont aujourd’hui. Gaumont les a déjà édités en DVD. Il y a eu quelques petites rétrospectives. J’ai eu l’occasion d’en voir quelques-unes. Après cela, j’ai pu sélectionner quelques films. Le problème, c’est que la plupart des films dont on parle n’ont pas été conservés alors nous ne les connaissons pas. On n’en connaît que quelques-uns. »

Sur tous les films qu’Alice Guy a réalisés, des films relativement courts, combien ont été conservés ?

« Je dirais qu’il y en a quatre cents, cinq cents mais je n’en suis pas sûr. Le premier problème c’est d’identifier les films dont Alice Guy est vraiment la réalisatrice parce que les films de l’époque n’ont pas de générique. C’est un premier problème. Le second problème c’est de savoir si la copie a été préservée quelque part dans le monde. Je pense que Gaumont a vraiment conservé seulement une petite partie de ces films-là. On en connaît certains qui ont été cités déjà dans les histoires du cinéma, par exemple La fée aux choux. Ils sont courts, cela dépend. Certains durent plus de quatre minutes. »

Alice Guy, « La Pionnière », c’est le titre de l’une des œuvres présentées dans la section Fascinace. A travers un montage de scènes tirées de ses films et du propre témoignage de la réalisatrice, ce court-métrage de Daniela Abke sublime la dramaturgie employée par Alice Guy ainsi que la portée féministe de son travail. Dans cette section compétitive, c’est toutefois le film expérimental Song de Nathaniel Dorsky, un Américain, maître en la matière, qui a été distingué.

La compétition principale se nomme Opus Bonum. Comme à l’usage, le jury se compose d’un seul et unique membre. Pour cette 17e édition, c’est le réalisateur belge Xavier Christiaens qui a eu cet honneur. Et parmi les douze films de la section, il a souhaité récompenser le travail de Peter Snowdon. Celui-ci a composé son film The Uprising (L’insurrection en français) à partir de vidéos amateurs trouvées sur la plate-forme YouTube et filmant les événements politiques qui ont bouleversé nombre de pays du monde arabe depuis décembre 2010. Lors de la remise des prix, Peter Snowdon s’est exprimé :

'The Uprising',  photo: MFDF Jihlava
« J’ai vécu trois ans en Egypte durant les années 1990 et depuis j’ai voyagé dans de nombreux pays de par le monde. J’ai beaucoup d’amis qui vivent en Europe en exil et le temps passé avec eux est l’expérience qui m’a le plus apporté sur le plan humain. Le visionnage de ces vidéos réalisées par toutes ces personnes ces deux-trois dernières années, alors qu’elles luttaient pour leur liberté et qu’elles continuent à le faire aujourd’hui, m’a également apporté énormément. Non pas seulement sur la question de savoir ce qu’est la liberté mais aussi sur ce qu’est et peut être le tournage d'un film par rapport à tout ce que j’ai vu jusqu’alors. »

Česká radost ou un Plaisir tchèque, c’est le nom d’une section compétitive particulièrement appréciée du public de Jihlava puisqu’elle permet de prendre le poult de la production nationale en matière de documentaire. Une production nationale étonnante par un dynamisme qui contraste, pour de nombreux observateurs, avec la relative pauvreté des films de fiction réalisés ces derniers temps en terres tchèques.

Révélés en 2004 grâce à leur film de fin d’études Český sen (Un rêve tchèque) qui traitait des excès de la publicité et de la société de consommation en République tchèque, les réalisateurs Vít Klusák et Filip Remunda sont désormais des habitués du festival. Les deux hommes présentaient la version « director’s cut » de leur documentaire Život a smrt v Tanvaldu (Vie et mort à Tanvald), lequel revient sur un tragique événement survenu lors du Nouvel An 2012, la mort d’un Rom de 22 ans, abattu dans des circonstances troubles. Il n’y aura pas de procès mais la famille de la victime est persuadée qu’il s’agit d’un crime raciste.

'Život a smrt v Tanvaldu',  photo: MFDF Jihlava
Le film est une plongée dans l’ambiance de Tanvald, cette ville montagneuse du nord-est de la Bohême, qui souffre de la désindustrialisation et où cohabitent tant bien que mal des membres de l’ethnie rom et de la population majoritaire. En ajoutant certaines séquences filmées lors des manifestations d’extrême-droite qui se sont déroulées durant l’été 2013, Vít Klusák et Filip Remunda abordent la question, en plus du racisme ambiant de la société tchèque, du traitement médiatique de ces événements. Vít Klusák développe ainsi :

Filip Remunda et Vít Klusák,  photo: Jana Šustová,  ČRo
« Pour dire les choses rapidement, on peut dire que le traitement des médias tchèques de l’extrémisme de droite, c’est un peu la fameuse phrase « trente secondes pour Monsieur Hitler, trente secondes pour Monsieur Juif » (la citation est de Jean-Luc Godard : « l’objectivité c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs », ndlr). C’est comme ceci que les médias tchèques se comportent. Ils divisent les gens des deux côtés des barricades. Donc on donne la parole à un groupe puis on donne la parole à l’autre groupe. D’une part cela donne une légitimité à ces groupes d’extrême-droite. Ensuite, cela intensifie ce conflit. Un autre point, c’est que les médias aiment ces conflits. »

Ainsi, pour Vít Klusák, au lieu de présenter des solutions à ces conflits, les médias contribueraient à les faire perdurer.

En compétition dans cette même section du Plaisir tchèque, le jeune réalisateur Ivo Bystřičan, qui a notamment travaillé en tant que chef rédacteur pour l’hebdomadaire Nový prostor, incarne peut-être avec d’autres la nouvelle génération du documentaire tchèque. Il présentait deux films. L’un, Dál nic (Plus loin rien), évoque les problèmes de mobilité et de politique publique liés au réseau autoroutier tchèque et en particulier à l’autoroute (« dalnice » en tchèque…) D8.

L’autre, réalisé pour la télévision tchèque, adopte un ton plus léger bien qu’il traite d’un thème qui ne l’est pas : l’addiction à la cigarette et les stratégies mises en œuvre par les industriels, notamment en République tchèque, pour fidéliser un jeune public. Ce ne sont en effet pas les adultes qui commencent à fumer.

'Mých posledních 150 000 cigaret',  photo: MFDF Jihlava
Intitulé Mých poslecních 150 000 cigaret (Mes 150 000 dernières cigarettes), ce film a permis à Ivo Bystřičan, véritable acteur de son documentaire, de se libérer de sa dépendance à cette tige pernicieuse. Il raconte :

« Je pensais vraiment que je n’arriverais pas à arrêter de fumer. Il existe différentes méthodes, telles que le shamanisme, la biorésorance, la biorésonance magnétique… Il existe un très grand nombre de méthodes et toutes sont assez chères. Donc je me suis dit que si je tournais un film sur la question et que la Télévision publique acceptait le projet, ce sont eux qui devraient payer et moi je pourrais arrêter de fumer. »

'Velká noc',  photo: MFDF Jihlava
Finalement, c’est le long-métrage Velká noc (Une longue nuit) du cinéaste Petr Hátle qui s’est vu primé. Le film suit le parcours de cette population pragoise qui vit la nuit : prostituées, tenanciers de bars de nuit, employés de discothèques… Il a bénéficié d’un large soutien de la télévision américaine HBO, laquelle souhaite marquer de son empreinte la production cinématographique centre-européenne.

Programmatrice du festival A l’est du nouveau !, qui se déroule chaque année dans la ville de Rouen, Markéta Hodousková était également à Jihlava durant la dernière semaine d’octobre. Elle juge d’un bon œil l’implication de la chaîne HBO en Europe. De l’autre côté de l’Atlantique, celle-ci est déjà responsable de séries fantastiques à l’image de The Wire. Markéta Hodousková :

« J’ai beaucoup apprécié la présentation de la chaîne HBO, qui aujourd’hui est assez présente dans la région de l’Europe centrale et de l’Europe de l’est. »

Une chaîne qui a produit récemment la série Hořicí keř (qui parle de l’immolation par le feu de Jan Palach en 1969, ndlr)…

« Voilà ! Je crois que cela a marqué le début d’une vrai collaboration avec la région. »

Car le festival de Jihlava est également un événement où se rencontrent de très nombreux professionnels. Markéta Hodousková, qui travaille paralèllement pour la structure FILM New Europe, laquelle promeut le festival d’Europe centrale et de l’Est, a ainsi participé à un certains d’ateliers d’échange et de réflexion sur le film documentaire et l’organisation d’un festival. Elle raconte :

« Il y avait plusieurs événements de l’industrie cinématographique très importants. Par exemple une rencontre entre les représentants des fonds dédiés au cinéma des pays du groupe de Vysegrad, donc la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne et la Hongrie, et les représentants présentaient justement les soutiens dont ils disposent pour le cinéma national et les coproductions. J’ai également participé à un atelier de travail qui s’appelait ‘Identité d’un festival’. »

L’occasion pour Markéta Hodousková de présenter le festival rouennais A l’est du nouveau !, le seul en France à présenter une section compétitive sur le cinéma d’Europe centrale et de l’Est en France :

« Notre festival a beaucoup de sélections parallèles. Nous sommes donc un festival compétitif avec la section principale. C’est un événement qui est pour le public et non pas un festival qui tournerait autour de rencontres professionnelles parce que nous n’en avons pas les moyens bien que ce soit notre ambition de le devenir un jour. Aujourd’hui nous essayons surtout de toucher le public français. Pour cela, nous essayons de montrer des sections très variées afin d’approcher tous les genres de public. A part les films de fiction de la section principale, nous avons aussi une section de films documentaires. Donc c’est là que je vais m’inspirer sûrement de la sélection de Marek Hovorka, le directeur de Jihlava. »

Une sélection qui a fait mouche cette année une nouvelle fois auprès du public de Jihlava, un public pour qui le festival A l’est du nouveau ! pourrait constituer un prochain rendez-vous cinématographique, en avril prochain.