Florent Tillon : « Détroit, c’est Rome en ruines en 600 »
Le Festival du film des droits de l’Homme One World s’est achevé jeudi avec la cérémonie de clôture qui a consacré le film Vol Spécial du réalisateur suisse Fernand Melgar. Au cours des neuf jours du festival, version pragoise, les cinéphiles et spectateurs que le monde ne laisse pas indifférents ont pu voir plus d’une centaine de films. Parmi ceux-ci Détroit, ville sauvage du Français Florent Tillon : celui-ci raconte par l’image, mais aussi beaucoup par les sons, une ville de science-fiction, qui ne peut que nous laisser nous interroger sur les limites de la pensée moderne à court terme. Entretien.
« Tourisme… Non, en fait j’étais à Montréal, j’allais à Chicago et j’aurais pu passer par un autre chemin, mais je suis passé par là car j’avais entendu parler de Detroit. Je n’avais jamais vu aucune photo, je ne savais pas vraiment ce que c’était. J’avais entendu dire que c’était une ville de science-fiction, je voulais donc voir et je n’ai pas été déçu. »
La science-fiction vous attirait-elle au départ ?
« Je suis un grand fan. Comme beaucoup de gens de trente ans en fait. Je repense à ce premier moment où je suis passé dans le centre-ville de Detroit avec nostalgie, car c’est un moment que j’ai adoré. »
La première impression ne se reproduit en général pas…
« Oui, ça se complète, ça se densifie, ça se complexifie mais le choc de se retrouver dans un décor de science-fiction demeure. Ensuite, j’ai visité les ‘suburbs’, les ‘midtowns’, et cet aspect-là a continué même si les gratte-ciels vide c’est plus impressionnant. Mais tous ces lotissements qui disparaissent petit à petit c’est frappant aussi. Je dis souvent que je fais partie d’une génération élevée aux films apocalyptiques. Le film apocalyptique hollywoodien et autre a vraiment explosé dans les années 1960, 1970. Et notre génération est née à cette période. Depuis qu’on est nés, Hollywood nous dit que la fin du monde arrive. Il y a donc une sorte de synchronisation entre ces fantasmes et le monde d’aujourd’hui. Mais c’est général pour la science-fiction. Aujourd’hui d’ailleurs on se rend compte combien Philip K. Dick était un visionnaire. De nombreuses choses qu’il avait dites de manière poétique se voient aujourd’hui. Dubaï, par exemple, qui est une ville complètement inspirée par K. Dick, complètement virtuelle. »Quand on pense à Détroit, on pense à Ford, aux automobiles. Pour les personnes qui ne le sauraient pas, et ce qu’on découvre dans votre film, c’est une ville presque fantôme qui avait 2 millions d’habitants dans les années 1950 et qui aujourd’hui n’en compte plus que 700 000. Ce n’est rien surtout par rapport à la taille des Etats-Unis. Que s’est-il passé pour que cette ville devienne cette cité post-apocalyptique ?
« Ce serait un peu long à raconter en détails, car il y a eu beaucoup de choses. Mais avant tout, il y a eu à Detroit une des plus grosses émeutes des Etats-Unis dans les années 1960. On dit une émeute Noirs/Blancs mais c’était plutôt riches/pauvres. »
Cela se recouvre souvent…
« Cela se recouvre car en effet il y avait beaucoup de Noirs parmi les pauvres, mais aussi beaucoup de Latinos, de Blancs. C’est allé très loin, il y a même eu des chars d’assaut dans la ville, des incendies, des destructions… Ce n’est pas là où il y a eu le plus de morts, mais le plus de destructions. C’était la guerre. Ce qui est intéressant, d’ailleurs, car Detroit était aussi la ville de l’industrie guerrière qui fabriquait 3 000 tanks par jour. Ces tanks-là sont retournés faire la guerre à l’intérieur de la ville, ce qui est fou ! Et puis il y a eu la délocalisation de Ronald Reagan qui a érigé celle-ci comme modèle de société. Aujourd’hui c’est en train d’arriver partout en Europe, dans tous les pays occidentaux. C’est donc une des raisons pour lesquelles une ville industrielle et surtout mono-industrielle est dans cet état-là. D’abord les émeutes qui provoquent fuite et peur. La sécurisation, donc une ville hostile. Il ne faut pas oublier par exemple un grand film sur Détroit : Robocop. Si vous regardez le film et que vous connaissez un peu, vous vous rendez compte qu’il y a énormément de choses qui viennent de la ville. Même le Renaissance Centre, building de verre et d’acier, est au cœur de Robocop, c’est là qu’ils inventent l’homme-machine, le robot-flic. Et même le robot-flic, l’idée de l’homme-machine, c’est Détroit et l’idée de transformer l’homme. C’est la suite de Charlie Chaplin et des Temps modernes. »Il est intéressant de voir dans votre film toutes les ruines des bâtiments. Il y en a une qui est emblématique : la vieille gare néo-classique à moitié détruite. On dit que l’Amérique a une histoire récente, sous-entendu peu d’histoire contrairement au Vieux continent. Celui-ci est au contraire symbolisé par toutes les ruines des différentes civilisations qui s'y sont succédées. Finalement, ce qu’on voit avec ces ruines de la gare, c’est la fin d’une certaine civilisation aussi… Est-ce que c’est ce que ressentent les gens ?
L’Amérique s’est toujours comparée à l’Empire romain, mais il ne faut pas oublier que celui-ci, c’est aussi Rome en ruines.
« Bien sûr. Cela fait même partie de la culture. Quand on voit la gare, on pense à l’Empire romain. Quelqu’un qui vient, qui aime rêver, penser, ne peut que le voir. L’Amérique s’est toujours comparée à l’Empire romain, mais il ne faut pas oublier que celui-ci, c’est aussi Rome en ruines. D’ailleurs j’aurais adoré voir Rome en 600 ! Je pense que ça ressemblait beaucoup à Détroit en fait. »
Vous rencontrez plusieurs personnes pendant votre séjour. Il y a par exemple cette communauté de jardiniers. Ils travaillent leur lopin de terre, au milieu de bâtiments en ruines. On se rend compte qu’ils inventent une nouvelle forme de civilisation, sur les ruines de l’ancienne, même en revenant à une forme assez classique…
« L’agriculture, c’est toujours ce qui revient quand tout est fini. C’est la base de la pyramide des besoins. A l’époque où j’avais fait des recherches, j’étais tombé sur une photo des ruines de Babylone, une autre Rome… Et au milieu de ces ruines, j’avais vu des palmeraies. C’était une photo d’explorateur. Donc pendant tous ces siècles-là, les seuls habitants de Babylone, c’était des fermiers qui avaient des palmeraies. »On voit également que la nature reprend ses droits : on y voit se balader un faisan, un lapin, des petits écureuils… Que fait le gouvernement américain pour aider les personnes qui sont au chômage et sont coincées à Detroit ?
« Je sais qu’il y a une sorte de RMI qui ne vaut pas cher. Certains ne l’ont pas ou ne peuvent plus l’avoir car il y a tellement de chiens dangereux qui traînent dans les rues, que certains facteurs n’osent plus aller dans certains quartiers. Et du coup les gens ne le reçoivent plus, car il s’envoie par courrier. Sinon il n’y a pas grand-chose, pas de restructuration, rien. C’est la culture qu’on est en train de découvrir ici, celle du court terme. On veut que ça claque et que ça rapporte tout de suite, c’est la culture aujourd’hui, dans tous les domaines. Or s’il y a vraiment quelque chose à faire à Detroit, cela doit être sur du long terme. Il faut avoir à nouveau avoir des visions, certaines personnes en ont, mais ça va prendre du temps. »
Dans votre film, le son est très important. Détroit est une ville certes vide, mais pleine de sons. Pourriez-vous décrire ces sons ?« J’ai travaillé avec ma collaboratrice et femme, Hélène Magne, qui a beaucoup été investie dans le projet. Ce qui est très intéressant à Détroit, c’est le rapport entre deux sons qui coexistent : un son de nature, de jungle presque, et un son d’autoroute, d’urbain. Mais un urbain bizarre, car c’est vide. Il y a les voitures qui passent, mais à côté il n’y a pas de vie humaine. C’est l’autoroute et les oiseaux. C’est un contraste très fort. Il y a des endroits, éloignés de l’autoroute, où c’est la forêt alors qu’on est au milieu de Detroit. »
Aurez-vous envie de retourner à Détroit pour voir comment cela évolue ?
« Oui, pour voir les amis. Pour voir comment ça évolue. »
Le retour en France était-il étrange ?
« Oui, très étrange. Revenir dans une ville aussi dense et habitée que Paris, ça nous a pris deux semaines pour se remettre dans cette frénésie et ce manque de liberté. On avait donc beaucoup de nostalgie. D’ailleurs je suis déjà retourné à Detroit, pour la première du film. »Comment s’est déroulée la première ?
« Très bien, j’étais agréablement surpris de leurs réactions. C’était vraiment les gens de là-bas, pas forcément des intellectuels. Les salles étaient pleines pendant