Hella ou comment sortir de l’oubli une déportée du Goulag
« Jelena Gustavovna Frischer est condamnée pour ses activités contre-révolutionnaires à une peine de dix ans de détention dans un camp de travail pénitentiaire. » Tel est le verdict qui frappe le 29 décembre 1937 Helena Frischerová (1906-1984), une jeune Tchèque établie à Moscou. Beaucoup plus tard, une autre jeune Tchèque, Alena Machoninová (1980), se lance sur les traces de cette déportée du Goulag et tente de brosser son portrait littéraire. Son livre intitulé Hella a remporté le premier prix dans la prestigieuse compétition littéraire Magnesia litera 2024 et a été proclamé Livre de l’année.
Une femme devenue le modèle d’un personnage de roman
Difficile de définir le genre du livre d’Alena Machoninová. Ce n’est ni une biographie, ni un livre documentaire, ni un livre historique. C’est tout cela mais c’est aussi un recueil d’essais littéraires et un double portrait du personnage principal et de l’auteure. En décrivant ses recherches et le processus compliqué de gestation de cet ouvrage, Alena Machoninová est devenue, elle aussi, un personnage important de son livre. Elle a trouvé les premières informations sur le sort de Helena dans un roman :
« Ce n’est pas une biographie de Helena Frischerová et ce n’était même pas mon intention. Helena figurait déjà dans le livre De Moscou à la frontière de Jiří Weil où elle servait de modèle à l’un des personnages du roman. Quand je reconstituais le destin de Helena, j’ai aussi pris en considération ce personnage du roman de Jiří Weil. J’ai composé mon image de Helena avec des éléments littéraires mais aussi d’autres documents comme par exemple des lettres, des procès-verbaux, etc. Ce n’est donc pas une image du personnage réel de Helena Frischerová, c’est plutôt ma vision de sa personne. »
Victime de la terreur stalinienne
Prostějov en Moravie est la ville natale de Helena Frischerová. Née en 1906 dans une famille juive, elle a vécu au cours de son existence dans cinq pays et a changé quatre fois de nationalité. Au début des années 1930, elle suit son mari Abraham Frischer, un militant de gauche, et s’établit avec lui en Union soviétique. Lorsque la terreur stalinienne éclate, le couple est accusé d’activités contre-révolutionnaires. En 1937, Abraham Frischer est condamné à mort et sa femme est envoyée dans le Goulag. Elle passera dix ans dans les camps de travail forcé et après son retour de prison, ne parviendra pas à vraiment renouer le fil de sa vie. Elle vivra dans l’isolement et rédigera ses mémoires qui ne paraîtront cependant qu’en 1989, donc trois ans après sa mort.
Un itinéraire plein de lacunes
Le sort tragique et la vie obscure et secrète de cette femme finissent par intriguer une jeune philologue tchèque, Alena Machoninová, qui a vécu pendant vingt ans en Russie et donné des cours à l’université de Moscou. Elle ne se contente pas des informations tirées des mémoires de Helena qui ne retracent d’ailleurs que la période du Goulag. Elle va plus loin et elle finit par consacrer un livre à Helena Frischerová:
« J’ai commencé à écrire ce livre en 2018 après avoir lu les mémoires de Helena Frischerová et après avoir écrit une postface à la traduction tchèque de ses mémoires. Et je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas assez d’informations pour écrire une monographie sur cette femme. Il y avait trop de lacunes dans son itinéraire qu’il aurait fallu combler par la fiction. Et en plus, beaucoup d’informations provenaient de sources qui n’étaient pas assez fiables. J’ai alors compris qu’il faudrait choisir une forme tout à fait différente et raconter en même temps ma propre expérience de la vie en Russie parce que dans certains aspects nos destins se ressemblent. »
Les lettres adressées à Tamara Petkevitch
Le livre est donc un témoignage détaillé sur une recherche compliquée, sur l’effort assidu déployé pour rassembler des bribes du passé, sur la recomposition minutieuse d’une mosaïque qui fait lentement resurgir de l’oubli une image floue et incomplète d’une femme et d’une vie. Et cette mosaïque n’est pas et ne peut jamais être définitive. Dans le livre, elle est souvent recomposée, complétée, brisée et recollée. Même les témoignages et les souvenirs des contemporains qui en font partie, sont remis en cause car la mémoire elle-même peut s’avérer trompeuse. La persévérance dans la recherche et la sincérité du ton de l’auteure donne au lecteur l’impression d’assister à une lente exploration du dédale d’une vie, d’un labyrinthe de ruelles tortueuses et d’impasses où l’on peut découvrir beaucoup de choses mais où l’on risque aussi de se perdre. C’est grâce à une découverte inespérée qu’Alena Machoninová a pu intensifier encore le caractère d’authenticité de son livre :
« Quand je me suis mise à écrire la préface du livre de souvenirs de Helena Frischerová, on a mis à ma disposition les lettres que Helena avait adressées à son amie du camp, Tamara Petkevitch. Et ces lettres m’ont ouvert un univers tout à fait différent. C’étaient des lettres authentiques, ce n’était pas de la littérature, et cela m’a profondément touchée. Helena y évoquait de nombreux thèmes qui étaient dans la majorité des cas seulement suggérés. Il s’agissait entre autres des possibilités de retour dans son pays, de la rupture quasi définitive de Hella avec sa patrie tchécoslovaque ou bien de la perte présumée de pratiquement tous les membres de sa famille. Après tout ce qu’elle avait vécu, elle ne voulait même pas retourner en Tchécoslovaquie. Et tout cela résonnait d’une certaine façon avec ma propre expérience. »
Ces écrivains qui méritent d’être mieux connus
Comme son héroïne littéraire, Alena Machoninová a vécu en Russie, aime la littérature et la culture russes et partage avec son héroïne certaines impressions, certains sentiments, certains doutes, certains amours et beaucoup de ses goûts littéraires. Le livre regorge de citations, de remarques et de références à des œuvres et des écrivains qui sont peu connus au-delà des frontières de la Russie et les œuvres de ces auteurs sont souvent évoqués aussi dans les lettres de Helena. Alena Machoninová espère les faire connaître par son livre à ses lecteurs :
« Si quelqu’un connaît déjà ces livres, tant mieux. Mais en même temps on peut considérer mon livre aussi comme un guide, comme une liste de mes lectures. Ce sont les livres avec lesquels je vis et si vous voulez apprendre quelque chose sur moi, si vous voulez mieux connaître cette littérature, lisez-les, vous aussi. Bien sûr chacun peut y trouver des choses différentes, chaque lecteur est différent, mais mon lecteur idéal est celui qui, après avoir lu Hella, ira se procurer tous ces livres et les lira. Au fond, c’est ce que je souhaite vraiment. »
Deux vies qui se juxtaposent
Les faits de la vie de Hella sont dans le livre souvent confrontés avec le vécu de l’auteure et sous le portrait de Helena Frischerová, le lecteur décèle parfois les traits d’Alena Machoninová. Les deux existences séparées dans le temps se touchent, se rejoignent et se complètent en quelque sorte. L’histoire d’une vie devient une espèce de dialogue entre deux femmes dont l’une ne livre pas facilement son secret et l’autre cherche intensivement à la comprendre. Hella, personnage du livre, n’est pas donc tout à fait identique à Helena Frischerová. C’est un personnage qui est né non seulement de la réalité mais aussi de la littérature, un personnage dans lequel se reflètent les caractères, les sensations et le vécu de deux femmes. Et c’est aussi, selon Alena Machoninová, un personnage très éprouvé par le sort qui cache dans son for intérieur quelque chose de précieux :
« Je fais surgir du passé l’image d’une femme au sort tragique et, en même temps, ce qui est important pour moi, d’une femme qui ressent malgré tout une nécessité de survivre à tout cela. Elle considère son sort comme fatalement inéluctable mais elle ressent le besoin de surmonter tout cela. Et c’est un élément très vivifiant dans ce sort tragique. »