« Je n’imagine pas Notre-Dame autrement que comme je l’ai dans la rétine »
Médiéviste de grand renom, Claude Gauvard était à Prague la semaine passée pour évoquer au sein de l’Institut français un sujet cher à son cœur et auquel elle a d’ailleurs consacré un livre, la cathédrale Notre-Dame de Paris, près de deux mois après l’incendie qui l’a partiellement ravagée. Au cours de sa conférence, l’historienne a voulu montrer le caractère éternel de la cathédrale emblématique de la capitale française. Elle s’est livrée à sa démonstration pour Radio Prague :
Notre-Dame de Paris : de la cathédrale du royaume à la cathédrale éternelle
« J’ai essayé de montrer comment cette cathédrale, née de la volonté de l’évêque Maurice de Sully (1105/1120-1196), était devenue dès la période médiévale ‘la cathédrale du royaume’. Alors même que l’évêque n’est qu’un simple évêque du diocèse de Paris, qu’il n’est même pas archevêque, puisque l’archevêché c’est Sens jusqu’en 1622. Or elle est dès le Moyen Âge la cathédrale du royaume ; c’est cela qui est très intéressant. Pourtant le roi n’y a pas mis la main de la même façon par exemple qu’à Prague. On voit bien que la cathédrale Saint-Guy à Prague, c’est la cathédrale du roi-empereur, ne serait-ce que par le lien étroit qu’il y a avec le palais, qui est à côté. A Paris, il y a un lien bien sûr dans l’Île de la Cité, mais je dirais que l’Île de la cité est séparée en deux puisque le palais du roi est de l’autre côté de la Cité et que très vite on n’y trouve seulement des institutions. Au XIVe siècle, le roi ne réside plus dans son palais. Et pourquoi est-ce devenue la cathédrale du royaume ? Parce que je pense qu’il y a un clergé particulièrement efficace, composé d’évêques de très grande qualité et des chanoines qui sont un peu partout dans le royaume. Ils sont au service du roi, entre l’Eglise et l’Etat par conséquent, et puis dans le royaume parce qu’ils ont plusieurs canonicats, ils sont en lien avec la papauté, il y a des chanoines qui deviennent papes comme Innocent VI ou Grégoire XI. On a donc une cathédrale qui s’impose et qui pourtant, d’un point de vue royal, était concurrencée par Reims, cathédrale du sacre, par Saint-Denis, abbaye nécropole des rois et gardienne des regalia, c’est-à-dire des instruments de la royauté (couronne, sceptre, oriflamme, corps de Saint-Denis, le saint du royaume, etc.), puis ensuite par la Sainte-Chapelle, que fait édifier Saint-Louis pour conserver la couronne d’épines… Malgré cela, la cathédrale s’est imposée comme la cathédrale universelle du royaume. »Là nous avons la cathédrale du royaume mais pas encore la cathédrale éternelle que vous avez évoquée dans votre conférence…
« Non, parce que la cathédrale éternelle, elle doit beaucoup à Viollet-le-Duc (1814-1879, c’est-à-dire à la restauration du XIXe siècle. La flèche médiévale s’était écroulée en 1786, faute de soins, la cathédrale était très abîmée, par le vandalisme des révolutionnaires mais pas seulement, aussi par le manque d’entretien. Et Viollet-le-Duc a restauré.
Il a restauré les statues, c’est une chose, mais il a aussi créé une flèche, une flèche de 96 mètres. Pour lui, cette cathédrale idéale est d’une part l’éternité, le temps éternel de l’homme - quelles que soient les croyances -, qui monte vers le ciel parce que le ciel aspire à l’absolu. Et d’autre part, il a créé ces personnages fantastiques que sont les gargouilles, mais aussi par exemple la stryge pensive qui domine la façade, et d’autres monstres. Pour moi, il l’a vue comme un parchemin médiéval avec les textes sacrés, qui portent vers l’absolu, et puis les marges, où l’on a des grotesques, voire parfois des personnages ou des animaux obscènes, qui sont tout simplement le symbole de l’instant, du rire, de la vie qui passe, éphémère et parfois gaillarde. »Comment restaurer Notre-Dame ?
Un parchemin médiéval, cela peut aussi parfois être un palimpseste, c’est-à-dire la superposition de plusieurs couches d’écriture, et c’est ce que l’on retrouve aussi avec cette cathédrale, d’autant plus avec ce débat aujourd’hui : faut-il reconstruire Notre-Dame à l’identique ou non ? Quel est votre point de vue sur cette question ?
« Mon point de vue, il est très égoïste (rires) et peut-être un peu partial… Moi, je n’imagine pas cette cathédrale autrement que celle que j’ai dans la rétine, une cathédrale avec une flèche à l’identique. Moyennant quoi il faut voir ce qui sera proposé et il faut d’abord surtout que le bâtiment résiste, ce qui n’est pas gagné. Les voûtes sont tout de même très abîmées en trois endroits et les murs sont fragilisés, surtout le mur nord. Donc il faut sauver tout cela, être un petit peu attentiste, laisser sécher et les experts parleront. Mais je pense qu’il faut quand même bien se dire que les voûtes, si l’on arrive à les réparer, sont faites pour un support de charpente qui est du bois. Ces voûtes, fragilisées, sont-elles capables de supporter autre chose que le support traditionnel fait par les médiévaux ? Voilà la grande question. »
Il y a donc l’émotion qui parle mais il y a aussi l’aspect scientifique. On a entendu lors du débat qui a suivi la conférence toutes les difficultés que pose la reconstruction de Notre-Dame et qui vont nécessiter du temps. Qu’en est-il de votre point de vue de la flèche ?
« La flèche, ce n’est pas ce qui me paraît le plus prioritaire. Pour moi, il faut que la flèche ait le même sens que ce qu’a voulu Viollet-le-Duc. Si on laisse les monstres de Viollet-le-Duc en place, la stryge et les autres, toute cette cohorte de bêtes imaginaires, et qu’on ne mette pas une flèche qui porte vers l’éternité, on rompt complètement le sens de cette cathédrale.Viollet-le-Duc a ouvert cette cathédrale sur le monde. On ne le dit pas assez. Il y a un symbole, Adam et Eve, les deux statues. On n’a conservé malheureusement dans la partie médiévale que la statue d’Adam qui est maintenant au musée de Cluny. Ces statues étaient à l’intérieur de la cathédrale, du côté du transept sud, qui était donc le portail qui conduisait à l’évêché. Elles étaient destinées à l’évêque et personne ne les voyait. Et qu’a fait Viollet-le-Duc ? Il a installé deux statues, Adam et Eve, sur la façade de la cathédrale, sur la galerie des rois. Ça, c’est génial. Cela veut dire que ce lieu est ouvert à tous. Finalement, le sens de la cathédrale c’est de montrer que l’homme est perfectible jusqu’au bout. C’est Saint Augustin ; l’homme est perfectible jusqu’au bout, il peut se racheter jusqu’au bout. Ces statues sont là pour montrer cela, de façon beaucoup plus ouverte qu’au Moyen Âge. J’ai beaucoup d’admiration pour Viollet-le-Duc. Non seulement il a sauvé la cathédrale mais il l’a repensée. »
Claude Gauvard, historienne de la justice médiévale, et la Bohême
Dans votre travail d’historienne, vous vous êtes intéressée à la question de la justice à la fin du Moyen Âge, récemment aux condamnations à mort au Moyen Âge. Durant votre carrière, avez-vous été amenée à vous pencher sur le cas de la Bohême, sur ce qu’il se passait dans cette région d’Europe ?« Alors… Oui et non (rires) ! Parce que mon poste à Paris 1 était un poste d’histoire de France. Donc, cela a été très franco-français. Mais j’ai eu un séminaire où j’ai fait venir beaucoup d’étrangers. Je suis venu d’ailleurs à Prague il y a cinq ou six ans faire une conférence sur les sorciers et les sorcières. J’ai alors été en lien étroit avec le CEFRES. Et puis, j’ai donc fait venir beaucoup d’étrangers et en particulier des gens d’Europe centrale et j’ai eu des élèves, une élève en particulier qui travaillait sur la Bohême. Mais j’ai eu moins de relations qu’avec l’Angleterre ou avec l’Allemagne. »
Donc vous n’avez pas pu effectuer de comparaisons avec les pratiques judiciaires en Europe centrale ?
« Sur les pratiques judiciaires, si, par lecture. Ce n’est pas très différent vous savez. Il y a beaucoup de transactions et les crimes politiques sont sévèrement punis. S’il y a des différences, c’est dans la façon de gérer la justice parce que, en France, très vite, elle est très centralisée. Mais vous savez, en Bohême, l’imitation française est très importante. Et je me suis aussi intéressée à la Bohême par un autre biais, qui est celui de Guillaume de Machaut (1300-1377), grand réformateur, très lié avec l’empereur. Par ce biais-là, j’ai travaillé sur les élites de Bohême. »