La mer ou l’humour : l’extravagant projet tchécoslovaque de tunnel vers l’Adriatique
Revendiqué ces dernières semaines sur les réseaux sociaux, le « droit au littoral » des Tchèques avait été sérieusement étudié dans les années 1970, avec un projet de tunnel reliant la Tchécoslovaquie à la côte adriatique. Il y a quelques années, Adéla Babanová avait réalisé un court métrage sur le sujet – un documentaire fictif là aussi assez révélateur d’un trait de caractère que l’on dit souvent typique des Tchèques : le sens de l’autodérision.
Il y a quelques semaines, les réseaux sociaux tchèques se sont enflammés autour d’une boutade partie d’un tweet polonais et revendiquant le rattachement de Kaliningrad à la Tchéquie « pour que les Tchèques aient enfin un accès à la mer ».
Mais cette obsession pour un littoral dont la nature ne les a pas dotés – et que l’histoire ne leur a accordé que du temps d’Ottokar II de Bohême (Přemysl Otakar II.), puis de l’Autriche-Hongrie – n’a rien de nouveau : dans les années 1970, la construction d’un tunnel reliant directement la Bohême du Sud et la côte adriatique avait été sérieusement étudiée. Les plans réalisés à l’époque envisageaient même la création d’une île artificielle qui deviendrait territoire tchécoslovaque. Un projet ambitieux et utopiste, pas totalement fou, mais qui ne s’est néanmoins jamais concrétisé. Car si les Tchèques avaient la mer, ça se saurait !
Depuis quelques années, le transporteur tchèque Regiojet assure chaque été une liaison train + bus directe et quotidienne entre la République tchèque et la Croatie – destination littorale de prédilection des Tchèques, et ce depuis l’époque de la Yougoslavie. Plus confortable que la voiture, mais moins rapide que l’autoroute : il faut tout de même compter pas loin de 20 h de trajet pour atteindre la ville portuaire de Rijeka, et presque trois de plus pour Split…
Pourtant, avec des tunnels passant par l’Autriche, le temps de trajet en train pourrait être divisé par quatre. Considération tout à fait théorique, précisons-le, car la construction d’ouvrages d’art de ce type n’est actuellement nullement envisagée dans la région…
L’ouvrage du siècle
Pourtant, l’idée d’un raccord de la Tchécoslovaquie à la côte adriatique avait été très sérieusement étudiée dans les années 1970. Avec l’aval du ministère de l’Intérieur et en coopération avec l’entreprise publique Pragoprojekt, le professeur Karel Žlábek (1900-1984) avait calculé le trajet le plus court entre la Tchécoslovaquie et la côte adriatique, et projeté de les relier par un tunnel qui partirait de České Budějovice et passerait sous l’Autriche et la Slovénie pour rejoindre la mer juste à côté de Trieste. Les déblais du creusement devaient servir à la construction d’une île artificielle qui s’appellerait Adriaport et appartiendrait à l’Etat tchécoslovaque. L’île ne serait pas utilisée à des fins récréatives, mais principalement en tant que port de commerce. Y seraient chargées sur des trains tchécoslovaques les marchandises apportées par la mer.
Il y a quelques années, Adéla Babanová avait réalisé un court métrage sur le sujet intitulé « Návrat do Adriaportu » (« Retour à Adriaport »). Elle a pu consulter les plans, croquis et budgets de l’étude présentée en 1979 au ministère tchécoslovaque de l’Intérieur :
« Pour réaliser ce film, nous avons contacté Pragoprojekt, l’entreprise d’ingénierie tchèque qui avait conservé la documentation originale : des croquis, des dessins, une étude économique dans laquelle était calculée le bénéfice de ce projet de lien entre la Tchécoslovaquie et la côte adriatique. C’est toute une équipe d’ingénieurs qui avait travaillé sur le sujet, envisageant les différents tracés. L’itinéraire passant sous les Alpes, ils avaient évalué que la construction prendrait une trentaine d’années, et qu’elle serait donc achevée en 2010. Selon les estimations de l’époque, cela aurait alors coûté deux milliards de couronnes tchécoslovaques ! »
Techniquement, la ligne ferroviaire Tchécoslovaquie-Adriatique aurait commencé à České Budějovice, en Bohême du Sud, passant les premiers massifs frontaliers (avec l’Autriche) avec un tunnel de 70 km environ avant de redescendre sous la vallée du Danube et de passer Linz. Puis deux très longs tunnels auraient permis de traverser l’Autriche et l’ex-Yougoslavie, passant au niveau de Postojna (aujourd’hui en Slovénie) pour finalement rejoindre Trieste. Une ligne de chemin de fer de 410 km en tout, dont 350 km de tunnels.
Utopiste ou visionnaire ?
Une idée qui peut sembler folle, surtout pour l’époque… Mais Karel Žlábek avait étudié tous les aspects de la question. Et pour que le trajet soit le plus rapide possible – et aussi pour que la ligne ferroviaire soit la plus économique en termes d’exploitation – il avait prévu des pentes minimales, de 4 ‰ en moyenne. Ce qui n’avait rien à voir avec les ouvrages de l’époque, car les tunnels alors percés étaient des « tunnels de faîte », qui impliquent de remonter le plus loin possible dans la vallée afin de limiter la longueur à creuser dans le massif montagneux. Une remontée qui aurait été trop conséquente dans le cas des Alpes, qu’il faut bon gré mal gré traverser pour rejoindre la côte adriatique depuis la Tchécoslovaquie en passant par l’Autriche…
Plus qu’un utopiste, Karel Žlábek était un visionnaire : il envisageait des trains circulant à 200 km/h, et selon Jiří Svoboda, chef des constructions souterraines de Pragoprojekt, « techniquement, le projet [de Žlábek] pourrait tout à fait être mis en œuvre aujourd’hui, et presque tel quel. Il suffirait peut-être seulement d’y apporter quelques modifications en termes de mesures de protection contre les incendies ».
Une ville côtière… le temps d’un court métrage
Dans son court métrage « Návrat do Adriaportu », Adéla Babanová mystifie les spectateurs en racontant que le tunnel a bel et bien été creusé en 1980. Ce docufiction raconte une rencontre entre le président de la République socialiste tchécoslovaque Gustáv Husák et le professeur Karel Žlábek, qui parvient à le convaincre de réaliser son projet. Utilisant la forme du collage animé, Adéla Babanová embrouille les choses en associant images d’archives et commentaire factice, mêlant ainsi réalité et fiction. Contrairement au projet réel de Žlábek, néanmoins, dans le film, l’île artificielle d’Adriaport est touristique. Ainsi les Tchécoslovaques ont la possibilité d’y passer un été – mais un seul. Car la fin du film est plutôt dramatique…
Mais pourquoi avoir choisi la forme du documentaire parodique pour ce film ? Adéla Babanová :
« L’idée d’un film qui associe le documentaire et la fiction nous amusait beaucoup. En quelque sorte, elle caractérise bien les Tchécoslovaques, leur nature et leur humour subversif, qui ne les a jamais quittés même pendant les dures années de normalisation. Cet humour qui peut même être noir, cet amour de l’ironie, c’est aussi une forme d’évasion, une façon d’alléger la situation. Je pense que cela nous caractérise, et il nous semblait que cela illustrait parfaitement l’absurdité de l’époque. »
L’autodérision, donc, pour se consoler du fait que non, quoi que l’on y fasse, les Tchèques n’ont toujours pas la mer. Et ce même si au moment de la fondation de la Première République tchécoslovaque, en 1918, la rumeur courait que la Tchécoslovaquie allait avoir droit à une île ! Quant au projet de tunnel des années 1970, il paraît que Karel Žlábek l’avait à cœur dès la fin de la Seconde Guerre mondiale… Et l’ingénieur de Pragoprojekt Vladimír Tvrzník n’a pour sa part jamais vraiment abandonné l’idée. Adéla Babanová :
« Au moment du tournage de notre film, Vladimír Tvrzník était encore en vie : il avait alors 92 ans, et il est décédé peu de temps après. Le plus intéressant, c’est que jusqu’à sa mort, il n’a jamais abandonné l’idée de ce tunnel. Et il voyait en nous des successeurs, en quelque sorte. »
Offrant à la Tchécoslovaquie de l’époque un raccord maritime sans pour autant devoir sortir du bloc de l’Est, l’idée d’un accès à la mer est séduisante aujourd’hui encore, comme l’ont montré les récentes blagues sur l’enclave de Kaliningrad – ville, rappelons-le, qui doit en partie sa fondation au roi Ottokar II de Bohême. Et puis, le projet de voie ferroviaire pour trains de fret aurait largement facilité le transport des marchandises et désengorgé les autoroutes tchèques. Mais alors, finalement, pourquoi ce tunnel vers l’Adriatique n’a-t-il jamais vu le jour ?
Un prestige trop coûteux
Il y a sans doute plusieurs explications. Tout d’abord, un projet de cette ampleur ne pouvait se faire sans volonté politique. Or le gouvernement tchécoslovaque de l’époque avait d’autres priorités : la construction du métro, de l’autoroute, la modernisation du réseau ferroviaire. De plus, l’étude détaillée du projet avait évalué de façon très précise le coût de la construction du tunnel, et la somme que la Tchécoslovaquie aurait dû emprunter à cet effet. Des coûts absolument faramineux… Le prestige apporté par ce qui aurait sans doute été « l’ouvrage du siècle » aurait été trop cher payé. Enfin – et peut-être surtout – le perçage du tunnel sous le territoire autrichien aurait impliqué une coopération avec l’Autriche – ce qui était tout à fait inenvisageable à l’époque. C’est d’ailleurs cette trame-là qu’a exploitée Adéla Babanová pour la chute de son film :
« Nous nous sommes dit que le problème le plus important, c’est qu’il aurait fallu que la Tchécoslovaquie coopère avec l’Autriche pour pouvoir creuser sous les Alpes autrichiennes. C’était le premier obstacle : jamais on n’aurait pu envisager une collaboration économique, politique ou autre avec un pays de l’Ouest. Nous avons ajouté à cela un sens politique caché plus large : que l’Union soviétique aurait pu comprendre ce projet comme une forme d’évasion pour les Tchécoslovaques, de collaboration avec l’Ouest ou d’affranchissement de la dépendance à l’Union soviétique. »
Tombé à l’eau
Dans le film, donc, l’URSS qui voit en Adriaport un danger intervient illico presto, et interdit l’accès à l’île aux pauvres Tchécoslovaques. Ceux-ci n’ont plus qu’à se contenter des souvenirs et des photos aux couleurs passées d’un unique été idyllique sur la plage tchèque de l’Adriatique…
Pragmatique, Adéla Babanová ne peut toutefois s’empêcher de rêver un peu :
« Ça serait fantastique, de pouvoir se rendre sur la côte adriatique en trois heures plutôt que de se traîner sur des autoroutes encombrées pendant douze heures… Ça serait super. En revanche, j’ai du mal à imaginer l’entretien de l’île artificielle qu’il était prévu de construire là-bas. Je pense que les Tchèques l’auraient détruite, car d’une façon générale, nous ne sommes pas vraiment un peuple très écolo… Je pense donc que globalement, ce projet de tunnel vers l’Adriatique était une idée absurde. Mais l’idée d’un ‘droit au littoral’ est amusante. »
Tant pis pour Adriaport, donc, et ne prenons pas non plus le projet Královec – pardon, Kaliningrad – trop au sérieux non plus : les Tchèques n’ont pas la mer, mais ils ont de l’humour.