La vie privée des fourmis en République tchèque
Savez-vous que les fourmis sont presque toutes des femelles ? Que les scientifiques en recensent actuellement quelque 13 000 espèces, dont 111 très exactement vivent également dans la nature tchèque ? Ou encore que le poids estimé de toutes les fourmis vivant sur la Terre équivaut au poids total de la population mondiale ? Radio Prague a rencontré un couple qui a consacré sa vie à ces petites bêtes : Klára et Pavel Bezděčka sont ce que l’on appelle des « myrmécologues », des spécialistes de l’étude des fourmis qui travaillent au Musée de Vysočina à Jihlava, chef-lieu d’une région située à la limite entre la Bohême et la Moravie. Klára et Pavel Bezděčka ont également fondé le tout premier Centre méthodologique pour la myrmécologie en République tchèque.
Myrmécologue : un métier (pas) comme les autres
Klára et Pavel ont fait connaissance grâce aux fourmis. Bien qu’originaire de Moravie, Pavel Bezděčka a déménagé, il y a maintenant un peu plus de dix ans de cela, à Jihlava non seulement pour rejoindre sa femme mais aussi l’accompagner dans son travail de zoologue au musée de la ville. Aujourd’hui, Pavel est le conservateur des collections entomologiques et il forme avec Klára un duo de chercheurs qui étudient les fourmis dans la région, mais pas seulement.L’histoire de leur passion pour les fourmis a commencé très différemment. Intéressé depuis son enfance par les coléoptères, Pavel a exercé différentes professions qui, toutes, avaient pour point commun de posséder un rapport avec la nature ou la protection de celle-ci. A 23 ans, il s’est gravement blessé à une main lors d’une « chasse » aux coléoptères. Cet accident lui a valu plusieurs séjours à l’hôpital durant lesquels il a pris conscience que les coléoptères ne l’intéressaient plus, le nombre immense de leurs espèces ne permettant pas de les étudier de manière globale. Et choisir un groupe spécifique lui semblait peu attractif, comme il s’en souvient :
« J’ai réfléchi à quel autre groupe d’insectes je pourrais étudier. J’ai alors choisi les fourmis, car on en trouve partout, même dans les endroits où je cherche des coléoptères intéressants. Comme je ne savais pratiquement rien des fourmis, j’ai commencé à rassembler la littérature existante sur le sujet. Finalement, les fourmis m’ont semblé si intéressantes que je les étudie depuis quarante ans. »
De son côté, Klára Bezděčková a eu un parcours plus direct :
« Je voulais étudier l’éthologie, ou si vous préférez la science consacrée à l’étude du comportement des animaux. Mais le seul endroit où on m’a proposé de suivre un tel cursus était le département de l’entomologie à la Faculté des sciences naturelles de l’Université Charles à Prague. C’est pourquoi j’ai décidé de me consacrer aux fourmis, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, leur comportement est très intéressant, essentiellement en raison de leur vie en société, mais les fourmis sont aussi très élargies et donc facilement accessibles en tant qu’objet d’études. Enfin, elles sont petites et on peut parfaitement les élever dans un laboratoire. Seulement, quand j’ai fait part de mon intention d’étudier les fourmis, de nombreux professeurs ont essayé de me dissuader, car ils savaient qu’il serait difficile pour moi de trouver ensuite du travail, d’autant plus que la myrmécologie n’avait pas de tradition en République tchèque et qu’il y avait très peu de myrmécologues. Malgré tout, certains professeurs m’ont encouragée et m’ont prise sous leur aile. »Le Centre méthodologique pour la myrmécologie, une institution unique en son genre
Comme l’explique Pavel, il a fallu de nombreuses années avant que les fourmis commencent à être considérées comme des insectes dignes d’être étudiées :
« Les fourmis n’étaient presque pas étudiées en Tchécoslovaquie après la Deuxième Guerre mondiale. La recherche dans ce domaine n’avait donc pas de tradition, que ce soit dans les universités ou dans la sphère de la protection de la nature. Quand je demandais l’autorisation à la direction d’un parc national ou d’une réserve naturelle d’étudier les fourmis, ils me regardaient avec un air suspect. A l’époque, on n’étudiait que les coléoptères et les papillons. Les connaissances sur les fourmis étaient donc pratiquement inexistantes dans le pays. Mais grâce à notre engagement, de moi et d’autres comme Klára, nous avons exercé une pression suffisamment forte sur les institutions en question. Aujourd’hui, quand une localité est analysée, plus personne n’oublie les fourmis. »Bien que les doigts d’une main suffisent toujours pour recenser le nombre de myrmécologues en République tchèque, la perception des fourmis a considérablement évolué ces dernières années. Désormais, celles-ci font de plus en plus souvent l’objet d’études et d’analyses. C’est néanmoins le manque d’information sur le sujet qui a incité Klára et Pavel Bezděčka à fonder le premier Centre méthodologique pour la myrmécologie en République tchèque. Unique en son genre, cet établissement a pour mission principale de conseiller les différents instituts de recherche, musées, organisations de protection de la nature, autorités régionales ou encore écoles et universités. Mais les myrmécologues de Jihlava participent également à des projets d’envergure nationale et internationale, comme par exemple au programme de protection de quatre espèces de fourmis du genre Formica, toutes en voie de disparition en République tchèque et en Europe centrale. Pavel poursuit :
« Un des projets les plus importants a été pour le ministère de la Culture entre 2007 et 2011. Nous avons alors fait l’inventaire de toutes les collections de fourmis existantes dans tous les musées de République tchèque, ainsi que de certaines collections privées. Nous pouvons donc affirmer que nous avons vu passer entre nos mains pratiquement toutes les collections de fourmis en République tchèque. Nous avons également visité des musées à Budapest, à Vienne ou à Bratislava pour y chercher les fourmis ramassées sur notre territoire. Nous avons donc créé la première base de données qui recense toutes les fourmis jamais ramassées en Tchéquie. Parallèlement, nous nous sommes rendus durant ces cinq années dans un grand nombre de localités qui abritent ou abritaient des espèces ou des sociétés de fourmis remarquables pour vérifier si elles sont toujours bien présentes ou pas. »Quand le travail devient un hobby…
Si elles n’ont pas encore leur place dans leur lit, les fourmis occupent néanmoins aussi une grande partie du temps libre du couple. Cette passion permet à Klára et à Pavel de découvrir différents pays, de publier les résultats de leurs études dans différentes revues spécialisées tchèques et étrangères, et de lancer divers projets en coopération avec des partenaires étrangers. Ils se sont ainsi rendus en Norvège l’année dernière pour aider leurs collègues de l’Institut norvégien de recherche forestière. Mais les fourmis les ont fait voyager plus loin encore :« En 2012, nous sommes allés au Pérou en compagnie de chercheurs des universités d’Olomouc et de Brno. Pendant notre voyage à travers la cordillère des Andes, nous avons étudié la myrmécofaune locale. Suite à cela, Klára a rédigé une liste moderne et actuelle de toutes les espèces de fourmis vivant au Pérou, qui a été publiée dans la revue américaine ‘Zootaxa’. »
Au-delà de leur travail de chercheurs, Pavel et Klára s’efforcent également de transmettre leur passion pour les fourmis à un plus large public que le petite cercle fermé dans lequel ils vivent. Ils organisent ainsi régulièrement différentes conférences un peu partout en République tchèque. Bien évidemment, tout le monde ne partage pas leur enthousiasme. Selon Pavel, l’opinion généralement positive qu’ont les Tchèques des fourmis disparaît dès lors que les insectes envahissent leur cuisine ou leur jardin. Les myrmécologues sont donc parfois confrontés à des questions de type : « Comment se débarrasser des fourmis ? ». Que répondent-ils alors ?« Nous aimons les fourmis. Nous ne recommandons donc pas aux gens de les liquider, mais de les observer. Chaque fois que quelqu’un nous pose cette question classique, à savoir ‘comment se débarrasser des fourmis dans mon appartement ?’, je m’amuse en répondant que les fourmis qui ont fait intrusion chez lui sont le résultat d’un nettoyage insuffisant, car si le ménage était mieux fait, les fourmis ne trouveraient rien à manger dans l’appartement ou la maison et ne seraient pas attirées. Les gens réagissent très différemment à cette réponse… »On pourrait penser qu’une telle passion commune est exceptionnelle au sein d’un couple. Elle l’est effectivement, comme le confirme Klára :
« En général, cela arrive relativement souvent chez les biologistes. Mais je crois que les myrmécologues représentent un cas spécial, car il y a des couples myrmécologiques en Autriche, en Pologne, en Slovaquie, en Hongrie, et bien évidemment nous. Et tout cela rien qu’en Europe centrale. »
A la question de savoir s’il n’est pas trop difficile d’être toujours ensemble, Klára répond que même lorsqu’ils sont assis l’un à côté de l’autre, tous deux se concentrent le plus souvent sur leurs travaux personnels. Et comme l’ajoute Pavel, leur passion occupe tellement leurs esprits qu’il ne leur reste guère plus le temps pour se préoccuper des petits soucis quotidiens. Voilà comment les fourmis savent rendre un homme et une femme heureux…