Le Cefres, engagé aux côtés des chercheurs ukrainiens restés au pays

Dès le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la vague de solidarité vis-à-vis des Ukrainiens en Europe, et notamment en Tchéquie, s’est manifestée dans de nombreux domaines. Celui de la recherche n’est pas en reste, comme l’illustre l’engagement, à Prague, du Centre français de recherche en sciences sociales (Cefres) en faveur des chercheuses et chercheurs ukrainiens restés dans leur pays en guerre. Pour en parler, Radio Prague Int. a rencontré Mateusz Chmurski, le directeur du Cefres.

Mateusz Chmurski, vous êtes directeur du Cefres, le Centre français de recherche en sciences sociales depuis septembre 2022. Avant cela vous avez été maître de conférences à la Sorbonne. Vos travaux portent sur les littératures centre-européennes dans une approche comparatiste, et dans ce cadre vous vous intéressez plus particulièrement aux écrits de soi. Vous vous êtes notamment intéressé à ceux de l’écrivain hongrois Géza Csath, de l’auteur polonais Karol Irzykowski et du Tchèque Ladislav Klíma. Comment s’est passée cette première année à la tête du Cefres ?

« C’était une année extrêmement intense mais joyeuse aussi. C’était l’année de la prise en main du dispositif de consolidation de l’équipe et de la découverte de cet outil formidable qu’est le Cefres à Prague. C’est à la fois un centre de recherche français à l’étranger mais aussi une dépendance de l’ambassade de France en contact avec la diplomatie française. Et surtout, un centre relié avec l’Académie tchèque des sciences et l’Université Charles depuis la signature de la convention de la plateforme Cefres en 2014-2015. Ce qui veut dire que nous collaborons intensément avec des collègues en sciences humaines et sociales française, centre-européens, tchèques en particulier et développons des partenariats avec de nombreuses institutions dans les régions. Ces dernières années, c’était notamment avec l’Académie slovaque des sciences et l’Université Comenius à Bratislava. Nous venons de signer une convention avec la Central European University entre Budapest et Vienne. L’implantation régionale se renforce, cela permet des synergies scientifiques très intéressantes. »

Mateusz Chmurski | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

Un peu d’histoire en quelques mots : rappelez-nous comment est né le Cefres et quelle est sa vocation ?

« La légende veut que lorsque François Mitterrand a effectué sa fameuse visite à Prague à la fin des années 1980, il a lancé l’idée d’une sorte de centre d’échanges pour les intellectuels. A la suite de cette idée, en 1991, Marie-Elisabeth Ducreux, attachée pour la collaboration scientifique et universitaire de l’ambassade de France à Prague, a lancé l’idée d’un centre de recherche en sciences sociales permettant des échanges entre les pays sortant du carcan communiste et la France, puissance intellectuelle en sciences sociales. Pendant une vingtaine d’années, le centre a été en quelque sorte la courroie de transmission de la pensée et de la traduction de nombreuses œuvres et de textes fondamentaux pour les sciences humaines et sociales. Après l’entrée de la République tchèque et des autres pays de la région dans l’UE, en 2004, il s’est transformé en cette plateforme qui vise davantage à construire des partenariats d’égal à égal avec les chercheurs et les instituts de recherche de toute la région, ce à quoi on s’attelle et qui semble marcher. A ce titre-là, le Cefres est un des trois centres dans tous les réseaux des unités mixtes des instituts français à l’étranger, avec Oxford et Berlin, ayant à la fois une implantation française forte mais aussi des partenariats au niveau local, ici avec l’Académie et l’Université Charles. »

Photo: CEFRES

Comment se compose l’équipe actuelle du Cefres ? Quels types de profils de chercheurs et de doctorants regroupe-t-il ?

« Nous sommes 69 pour cette rentrée 2023/2024. Nous en sommes très contents. Les profils sont très divers : il y a des chercheurs, des chercheuses surtout, confirmés, travaillant sur l’histoire du livre en Europe centrale, sur la sociologie du genre dans les ex-pays communistes, travaillant sur des projets conjoints visant le développement d’initiatives européennes de la recherche : nous avons un chercheur délégué tous les ans par l’Académie tchèque des sciences travaillant avec un ou une collègue française. Nous sommes en train d’accueillir une nouvelle équipe de doctorantes, une équipe uniquement féminine cette année. Nous aurons aussi une nouvelle collègue slovaque, cofinancée par l’Académie slovaque et le Cefres, qui travaille sur la préhistoire du mouvement écologiste en Tchécoslovaquie communiste, donc avant même que le mot écologie et les aspirations occidentales n’arrivent dans ce mouvement qui avait une grande entreprise ici. Enfin, nous avons lancé un programme d’accueil de collègues ukrainiens qui consiste à travailler avec eux à distance tout au long de l’année, mais aussi à les accueillir très concrètement ce lundi à Prague pour une semaine d’échanges avec les collègues tchèques, français et centre-européens. »

Avant d’évoquer cet aspect particulier, peut-on revenir sur le cœur des recherches de toutes ces personnes : les chercheurs du Cefres travaillent-ils obligatoirement sur des sujets liés à l’Europe centrale ou ce n’est pas obligatoire ?

« Le Cefres est facilement indentifiable comme centre de travail sur l’Europe centrale parce qu’il est situé dans la région ? Mais nous aimons à dire que nous sommes un centre européen à vocation européenne. Il y a des projets développés au Cefres qui dépassent de loin le cadre de l’Europe centrale : le projet concernant les humains et non-humains dans la sociologie de l’habitat qui se développe avec l’Académie des Sciences actuellement et qui n’a aucunement vocation à se limiter à comment ça se construit ou reconstruit en Europe centrale, mais concerne des enjeux de recherche fondamentale. »

Le Cefres s’est engagé du côté des chercheurs ukrainiens avec plusieurs activités : des séminaires, des conférences mais aussi des bourses non-résidentielles à destination des chercheurs ukrainiens. La décision de ce soutien s’est prise dès après l’invasion du 24 février 2022 ?

« Cet engagement du Cefres a été immédiat. Il y a eu deux premières initiatives de webinaires, de tentatives de contact dans l’immédiat après-invasion. Après mon arrivée à l’automne, nous nous sommes posés la question de quoi faire pour celles et ceux qui ont dû ou ont choisi de rester dans un pays en guerre. Il y avait énormément d’initiatives scientifiques d’accueil de collègues ukrainiens qui ont décidé de quitter l’Ukraine : il y a le grand programme de l’Académie tchèque des sciences, un programme en France et ainsi de suite. En revanche pour celles et ceux qui souhaiteraient, d’une manière ou d’une autre, poursuivre leurs activités scientifiques, il y avait moins de propositions. Nous avons donc lancé ce programme qui consiste dans le fait de travailler avec eux à distance, en leur proposant une association de longue durée avec le Cefres et avec les chercheurs affiliés à cette institution. Ce qui est peut-être crucial car cela leur permet de présenter leurs recherches, d’avoir un accès aux collègues et d’échanger à distance, mais aussi d’avoir accès à nos bases de données. Avec l’expérience du Covid-19, on n’a pas voulu que ce programme ne reste pas virtuel : mais avec la localisation de Prague, où l’Ukraine reste accessible malgré un voyage plutôt lourd, nous avons opté pour ces journées d’études à Prague. On les invite pour une semaine et ils seront avec nous pour une semaine à partir du 18 septembre. »

La question se pose évidemment : comment les chercheurs et chercheuses ukrainiens peuvent-ils travailler en temps de guerre ? Comment encore faire des sciences humaines et sociales alors que le conflit fait rage ? Une question qui se pose a fortiori pour les hommes dont certains ont pu être mobilisés, par forcément directement sur le front, mais dans l’effort de guerre global…

« Un de nos seize chercheurs recrutés l’année dernière a été mobilisé donc on le soutient à distance, mais il y a des priorités autres qui s’imposent. On a maintenu la bourse et on espère qu’il reviendra nous voir une fois ce cauchemar terminé. En ce qui concerne la recherche, qu’on appelle la ‘recherche empêchée’ aujourd’hui : il y a toute une réflexion qui se développe actuellement sur comment faire avec des terrains auxquels on n’a plus accès, que ce soit en sociologie ou en sciences politiques. Une grande réflexion a notamment suivi la guerre en Syrie, il y a aussi celle menée sur l’avenir de la recherche en Russie, à tous les niveaux, lorsque l’on n’a plus accès aux archives, lorsqu’on ne peut plus faire d’enquêtes sur place. On focalise la journée d’étude prévue la semaine prochaine sur ces enjeux-là : comment, entre empêchement et engagement, on tente de réinventer la recherche face aux défis du présent. Différentes stratégies émergent déjà : soit une réorientation des terrains, soit une focalisation à une échelle moins importante, sur ce qui les entoure par exemple. Changer d’échelle, qu’elle soit géographie ou temporelle, est aussi un moyen. Tenter de réinventer ce métier-là, dans une situation de crise, est quelque chose qui arrive, qui revient et qui aboutit aussi à des changements impressionnants. »

Photo: CEFRES

C’est intéressant car en effet en tant que chercheur, historien notamment, on peut se demander comment on réfléchit à l’histoire qu’on est en train de vivre. Mais pensons à Marc Bloch par exemple : il était médiéviste, mais il a écrit sur la Deuxième Guerre mondiale (L’Etrange défaite, ndlr), il était historien et chercheur, mais aussi résistant… Là aussi, on est sur des questions d’empêchement et d’engagement…

Photo: Folio

« Il y a eu des situations de ce type. Pour l’histoire littéraire, pensons à Ernst Robert Curtius coincé à Istanbul pendant la Deuxième Guerre mondiale et qui a rédigé une des synthèses les plus fondamentales sur la longue histoire des motifs antiques dans les cultures européennes… Il était isolé, avec seulement un certain nombre de textes à disposition. Cette redéfinition des terrains, qu’ils soient historiques, sociaux ou politiques, est une constante qu’on a tendance à oublier dans le confort tout relatif de nos métiers aujourd’hui. En revanche, nous sommes convaincus au Cefres que nous pouvons énormément apprendre de ces moments difficiles qui aboutissent parfois à une inventivité et un engagement autre que celui auquel on était habitué dans le passé. »

Quels sont les événements importants à venir dans les mois qui viennent au Cefres ?

Source: Rosy,  Pixabay,  Pixabay License

« Outre la venue de nos collègues ukrainiens la semaine prochaine, je mentionnerais peut-être un grand colloque international que nous préparons pour le mois de novembre et qui sera dédié aux violences de genre dans la région. Il sera intitulé « Face à la violence familière » et tentera de saisir à la fois les différentes dimensions de l’histoire des violences contre les femmes en Europe centrale, mais également des stratégies créatives, comme réponse à ces situations. Un autre colloque dans la même veine sera consacré aux masculinités centre-européennes en mai 2024. En juin 2024, nous organisons les Journées européennes des jeunes chercheurs de la Renaissance, avec plusieurs partenaires européens. »

Auteur: Anna Kubišta
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