Le Nuage et la Valse, de Ferdinand Peroutka : ce roman d’hier qui parle à notre époque

Photo: La Contre Allée

« Ferdinand Peroutka était un journaliste démocrate dont l’existence et la renommée ont déraillé au rythme de l’histoire du XXe siècle, » relevait très justement un article du quotidien français Le Monde, à propos de l’auteur du roman Le Nuage et la Valse, récemment sorti en traduction française. Aucun des soubresauts de l’histoire malmenée de la Tchécoslovaquie au XXe siècle ne lui aura été épargné, ni les camps de concentration, ni l’exil après l’arrivée au pouvoir du Parti communiste. Un exil qui lui a sans aucun doute permis d’échapper à un destin plus funeste, ce qui ne fut pas le cas de ses écrits, cloués au pilori, ni de son nom, effacé de l’histoire officielle jusqu’en 1989. Pas même l’époque contemporaine ne lui aura apporté uniquement une gloire posthume, puisque l’« affaire Peroutka », lancée par le président Miloš Zeman en 2015, a mis son nom au cœur d’une polémique non moins absurde. En compagnie de sa traductrice, Hélène Belletto-Sussel, Radio Prague est revenu sur tous ces aspects et a creusé le récit de ce roman-fleuve où la grande Histoire est restituée au travers du destin des gens ordinaires qu’elle a broyés.

Ferdinand Peroutka,  photo: Archives de Radio Free Europe / Radio Liberty

Hélène Belletto-Sussel, bonjour. Vous êtes traductrice de l’allemand et du tchèque, et nous vous accueillons sur Radio Prague à l’occasion de la parution au printemps 2019, aux éditions La Contre-Allée, du roman Le nuage et la valse, de Ferdinand Peroutka. Vous vous êtes chargée de la traduction de ce roman-fleuve de près de 600 pages, récit qui plonge le lecteur, à travers plusieurs personnages, dans la Tchécoslovaquie de 1939 et au-delà, prise dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Avant d’aller plus avant, peut-être faut-il revenir en guise d’introduction sur la personnalité de l’auteur, Ferdinand Peroutka. S’il est évidemment connu des Tchèques, il l’est peut-être moins, voire pas du tout, des lecteurs francophones. Qui était Ferdinand Peroutka ?

Hélène Belletto-Sussel | Photo: Ondřej Tomšů,  Radio Prague Int.
« Il n’est malheureusement pas du tout connu des lecteurs francophones. Peroutka était le rédacteur en chef de la revue très connue à l’époque, Přítomnost. J’ai connu Peroutka par l’intermédiaire de Milena Jesenská qui a beaucoup écrit pour cette revue. Il y est passé de rubriques plus culturelles, dont il s’acquittait très bien, à des rubriques plus politiques. A mesure que le temps passait, il est vraiment devenu un rédacteur d’articles politiques. Il a senti très vite ce qui se passait en Tchécoslovaquie. Il a écrit de nombreux éditoriaux. On peut par bonheur consulter en ligne les archives de Přítomnost et lire tous les articles de Peroutka au fil des années. A travers tous ses éditoriaux, on voit que c’est un farouche défenseur de la démocratie. Les partis, ce n’est pas cela qui l’intéresse, ce qui l’intéresse c’est la démocratie comme affirmation de la liberté humaine. C’est cela qui traverse tout ce qu’il a pu écrire pour des journaux et revues et c’est aussi ce qui traverse son livre. »

Le Nuage et la Valse se divise en quatre livres, précédés d’un prologue et conclus par un épilogue. Ce découpage peut peut-être rappeler la genèse de ce récit paru en 1976 aux Etats-Unis, soit deux ans avant sa mort : à l’origine il s’agissait en effet d’une pièce de théâtre… Comment est-il passé du théâtre au roman ?

« Ce que l’on peut supposer, c’est que quand Peroutka est rentré des camps, puisqu’il a été à Buchenwald, on peut penser qu’il y avait pour lui une espèce d’urgence à évacuer ce qu’il y avait vécu. Il a donc écrit une pièce de théâtre relativement courte, qui a été jouée à Prague entre l’automne 1947 et février 1948 au moment du Coup de Prague. Il a donc eu besoin de cela, et il fallait le faire tout de suite. Après, il n’était pas libéré de cette expérience, de ce qu’il avait vécu dans les camps et on peut penser qu’il a eu besoin de plus d’espace pour camper des personnages de manière plus précise, plus nuancée et plus nombreux aussi. Et puis, il y a cette construction du roman, avec un prologue, le corps du texte et un épilogue. Je crois qu’il avait besoin de place pour vraiment parvenir à donner un souffle, à rendre la vérité de ce qu’il avait vécu dans toute son authenticité. »

Un roman panoramique

Ce roman est comme une sorte de panorama. A travers de petites histoires individuelles Ferdinand Peroutka raconte la « grande Histoire ». Cette caractéristique, ainsi qu’un style que je qualifierais d’assez sec, sans fioritures, rappelle peut-être le métier premier de l’auteur, journaliste…

Photo: La Contre Allée
« Des faits : on s’en tient aux faits. Il n’y a pas de commentaires. Il y a des adjectifs quand même dans le texte, mais c’est vraiment ce qu’on appelle en allemand ‘Bericht’. C’est un compte-rendu, on donne à voir : voyez, jugez, mais ce n’est pas lui qui fait le commentaire. Seulement le commentaire, il éclate de lui-même. Que ce soient les personnages dans les camps, les deux SS qui discutent et partagent leurs expériences, que ce soit ce long chapitre qui se déroule au Nid d’aigle où on voit Hitler avec ses acolytes qui sont présentés comme des imbéciles absolus et des fous, il montre les choses par la description d’actes et d’actions, par la restitution de conversations inventées, et ensuite au lecteur de juger par lui-même. »

Ce sont les actes des personnages qui parlent d’eux-mêmes…

« Oui. Il montre, dans l’épilogue, ce père avec son fils qui s’apprête à assister au procès d’Eichmann, or le fils n’a qu’une envie, celle de retrouver ses copains. Son père finit par lui dire de quoi il s’agit, que c’est quelque chose d’important. Le fils lui dit que oui, en effet, mais que ça tombe quand même mal que ce soit le même jour. Peroutka ne dit rien, mais on voit bien ce qui est en arrière-plan : le regret qu’il y ait une génération qui n’a plus envie d’entendre parler de tout cela, comme si cela ne comptait pas, comme si cela n’avait pas existé. C’est abominable, mais Peroutka ne dit pas que c’est abominable : il restitue simplement une conversation entre un père et son fils. »

Je le disais, c’est une plongée dans la Tchécoslovaquie de 1939 et au-delà, et ailleurs aussi. Le début du roman, après le prologue, débute avec le 15 mars 1939, jour de l’entrée des armées nazies dans le pays, et ce jour fatidique est décrit presque comme une journée ordinaire…

« Tout à fait. Ces gens qui jouent au bridge sont des personnes ordinaires dans une journée ordinaire, frappés par l’Histoire. »

La fin d’un monde

Comment ces personnages vont réagir à ces événements voilà ce qui est développé dans le roman. Ce qui est intéressant, c’est qu’en quelques pages, Peroutka montre comment la Prague de l’entre-deux-guerres, celle de notre imaginaire collectif, celle des cafés, de la bonne bourgeoisie, du creuset artistique, tout cela explose avec l’arrivée des Allemands…

« Cela ne peut qu’exploser puisque les clivages apparaissent tout de suite entre les gens qui espèrent s’en tirer à peu près sans trop de dégâts, ceux qui collaborent, ceux qui résistent ou qui essayent, et qui sont très touchants car c’est vraiment le pot de terre contre le pot de fer. Et puis, il y a dans ce roman un personnage que je trouve très important, celui de la petite chienne, Miss Kate, qui traverse tout le roman. Elle est une espèce de figure de l’innocence, au sens étymologique du terme. Elle ne sait pas ce qui lui arrive, quand on l’abandonne, quand elle est confiée à quelqu’un d’autre, quand elle doit encore être abandonnée. Dans cette pureté, elle est l’image de tout un destin, celui d’un pays aussi qui n’a pas compris ce qui lui arrivait, qui a été trahi. La Tchécoslovaquie s’est retrouvée toute seule, comme cette petite chienne. C’est une figure de pureté et d’innocence. »

L’expérience des camps à travers les destins individuels

Vous le disiez tout à l’heure, Ferdinand Peroutka a été persécuté pendant la guerre. Il est très vite emprisonné puis déporté à Dachau, puis Buchenwald. Comment cette expérience des camps se reflète-t-elle dans le récit ?

« Par des portraits. Le récit est habilement construit. Il y a le personnage de Novotný qui est un peu le fil conducteur. C’est lui qui est arrêté le premier, puis il sort des camps et va trouver une réalité qui n’est pas exactement celle à laquelle il s’attendait. Il croit, lui, d’abord que tout cela est une erreur… Il a la malchance de s’appeler Novotný comme un responsable communiste. »

C’est une erreur de patronyme…

« Au départ, il pense que l’essentiel, c’est qu’il n’arrive rien à Karel Novotný. »

Cette phrase frappe le lecteur dans le récit…

Buchenwald,  photo: Bundesarchiv,  CC BY-SA 3.0
« Voilà. Qu’il puisse avoir de la limonade, qu’il puisse aller passer un week-end à la montagne avec sa petite amie... C’est une position qu’il maintient… mais il évolue quand même. Peu à peu il se rend compte de la gravité de ce qui se passe non seulement pour lui, mais pour le pays. D’où son attitude et sa colère. Au début il est presque indifférent à ce qui lui arrive puisque c’est une erreur de patronyme. A la fin, il se rend compte qu’il a quand même passé presque six ans de sa vie dans les camps, qui ne sont peut-être pas totalement perdus car il a compris quelque chose, mais cela reste long. Et puis, il y a des gens qui sont entrés dans les camps et n’en sont pas ressortis : il le sait, il l’a vu. Il a vu la façon dont on traitait les Juifs, les Polonais. Il avait la chance (avec de multiples guillemets) d’être un politique. Les politiques n’avaient pas le même sort que les Juifs. Il a donc vu tout cela et il ressort un peu changé. Même s’il a toujours au fond de lui cette idée que l’essentiel était qu’il n’arrive rien à Karel Novotný. La façon dont Peroutka montre tout cela, c’est par des portraits. Tout tourne autour de l’illusion et de la conscience. Il y a ceux qui se font des illusions jusqu’au bout, c’est le personnage de Kraus. Il y a ceux qui sont conscients dès le début, c’est le personnage de Kohn. Il y a ceux qui sont conscients mais à qui cette conscience donne l’énergie suffisante, comme Bärenreiter. Lui a compris. Il a été arrêté pour une bêtise. Et lui sait. Il est allemand, on est en 1939 donc cela fait un certain temps qu’on voit ce qui est en train de se passer… Il ne se fait pas d’illusions, mais il trouve l’énergie nécessaire pour résister et aider les autres. »

Un grand roman

J’ai le sentiment qu’en dépit de la cruauté des évènements, il ressort de l’écriture de Peroutka une distance ironique, un humour qu’on pourrait qualifier de britannique…

'Le Nuage et la Valse',  photo: Zeď
« Il est très ironique. C’est plus de l’ironie que de l’humour. Ce n’est souvent pas très gentil. On voit les personnages auxquels Peroutka porte une forme de tendresse ou sympathie, même s’il ne le dit jamais. Mais on le voit. On voit bien ce qu’ils font, comment ils réagissent, comment ils finissent par devenir totalement victimes ou pas. Il y en a quand même quelques-uns envers lesquels il n’y a pas d’ironie. On pourrait presque dire d’eux qu’ils sont des Justes, comme l’a été Milena, qui a été autant qu’elle le pouvait de l’extérieur mais qui de l’intérieur ne le pouvait plus. Il y a des personnages qui ont une dimension humaine et humaniste, qui font tout pour sauver les gens embarqués avec eux. Il y a ceux qui font tout pour se sauver eux-mêmes et d’autres qui n’oublient pas, qui font partie de l’humanité. »

Le président Václav Havel tenait Le Nuage et la valse pour l’un des meilleurs romans tchèques des dernières décennies. Est-ce aussi votre sentiment…

« Je ne connais pas toute la littérature tchèque, mais je pense que c’est un grand roman. Il y a eu un article dans Le Monde, récemment, qui disait : ‘enfin traduit’. C’est vrai que c’est un grand roman car il propose un panorama complet de ce qui se passe dans les camps, en Tchécoslovaquie, mais aussi ailleurs. C’est une vision d’ensemble, sans compromis. A cet égard, c’est un témoignage précieux, même si c’est un roman, bien sûr. C’est un roman fondé sur une expérience vécue. A sa manière de journaliste, Peroutka restitue la façon dont il l’a ressentie et ce qu’il en a pensé. »

L’« affaire Peroutka »

En 2015 a éclaté en Tchéquie ce qu’on appelle désormais « l’affaire Peroutka » suite à des déclarations pour le moins controversées du président tchèque Miloš Zeman, qui n’est pas à une déclaration fracassante près. Pouvez-vous revenir sur cette histoire ?

Miloš Zeman,  photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
« Le président Zeman a en gros déclaré que Ferdinand Peroutka était un ami des nazis et que la preuve en était un article de journal de sa plume, disant qu’Hitler était un gentleman. Franchement, on ne peut pas s’empêcher de rire quand on entend une chose pareille, ou alors on se dit que le monde marche sur la tête ! Ce n’était pas possible. Ensuite le président Zeman a même proposé une récompense à la personne qui trouverait cet article qui pourrait corroborer ses dires. Car il y a eu un procès engagé par la famille Peroutka. Les gens se sont donc mis à chercher. C’est toujours innocent et naïf un historien qui fait son travail : il cherche, il trouve et il dit ce qu’il a trouvé. Or un historien tchèque n’a pas trouvé exactement ce qu’attendait le président Zeman. Il a bien trouvé un article disant qu’Hitler était un gentleman, mais ce n’est pas du tout Peroutka qui l’avait écrit. C’était dans une revue qui s’appelait Venkov, une revue affiliée aux nazis. Il s’agissait du compte-rendu d’une réunion à Berlin à laquelle avaient été conviés des gens de ce parti d’extrême-droite et qui étaient revenus enchantés de la personne d’Hitler. Et donc, cet article avait vu le jour, disant qu’Hitler était un gentleman. Mais ce n’était pas du tout Peroutka qui l’avait écrit ! Zeman se rappelait que l’article se trouvait quelque part en bas, à gauche. C’est vrai que c’était bien en bas à gauche, mais ce n’était pas dans Přítomnost, c’était dans Venkov. »

Ce qui est intéressant dans ce type de non-événements, puisqu’en réalité c’était faux, c’est de voir combien des dizaines d’années après l’Occupation, la guerre, cette histoire peut ressurgir dans notre époque contemporaine…

« Je ne sais pas comment cela a pu ressurgir dans la tête du président Zeman. Pourquoi soudain s’en prendre à Peroutka ? »

Peroutka était journaliste…

« Oui, j’allais le dire. Il déteste les intellectuels et les journalistes. Peroutka est les deux. Mais pourquoi lui, qui est mort en 1978 ? Je ne connais pas le degré de culture de M. Zeman. Mais c’est en tout cas souvent quelque chose qu’on voit avec des gens peu ou pas cultivés : ils voient quelque chose, un nom, s’en emparent, l’associent à quelque chose sans faire de recherches. Et ça peut faire bien, ça peut faire scandale, ça fait réagir. En République tchèque, les gens connaissent Peroutka. Entendre soudain que c’est un nazi, ça fait un choc, c’est très brutal… »

Un roman qui résonne aujourd’hui

Dans le choix de publier la traduction d’un ouvrage, pas encore traduit et pas nécessairement connu ailleurs que dans son pays d’origine, il peut y avoir deux raisons : le simple plaisir de faire découvrir à des lecteurs un autre auteur, une autre voix, mais aussi un « timing » favorable en ce que le texte peut résonner tout particulièrement avec l’époque contemporaine. Quelle est la raison pour ce roman ?

Ferdinand Peroutka,  photo: ČRo / Archives de Slávka Peroutková
« Il y a les deux. Le nom de Peroutka m’était connu, familier par les lettres de Milena. Pour moi c’était quelqu’un d’important, qui méritait d’être connu. J’ai appris par hasard que le livre avait été traduit en allemand. J’ai aussitôt commandé l’édition tchèque. Dans un premier temps, je n’ai trouvé que l’édition de 1976 publiée aux Etats-Unis. J’ai découvert que cela avait été réédité, je l’ai commandé et lu. J’ai pensé que dans le contexte actuel, c’était vraiment un livre qu’il fallait traduire. Je suis très reconnaissante aux éditions de la Contre Allée parce que je leur ai proposé, et à personne d’autre. J’ai vu ce qu’ils faisaient, qu’ils avaient traduit des écrits de la fille de Milena Jesenská, Jana Černá. Et je me suis dit que j’allais m’adresser à eux. La réponse a été positive, dès que j’ai eu expliqué de quoi il s’agissait, quel était le contenu, quels étaient les enjeux etc. »

Il faut d’ailleurs dire que c’est une très belle édition. Il y a eu un gros travail sur la maquette de la couverture, sur le papier… C’est un très bel objet.

« Tout à fait. »

Dernière question plus personnelle : j’imagine que pour une traductrice même expérimentée, traduire un roman comme celui-ci s’apparente à une aventure très particulière… Quelle a été cette aventure pour vous ?

« Un grand plaisir de tous les instants. Beaucoup de travail, ça je le savais. Beaucoup de travail sur la langue. Pour traduire, il faut aussi savoir de quoi on parle. Donc il y a eu tout un travail de recherches en amont, des recherches historiques. Ce travail m’a vraiment passionnée. »