Les palabreurs

Photo: Archives de Radio Prague
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Un bon mot linguistique prétend que les hommes et les femmes parlent la même langue, mais pas le même langage – « muž a žena mluví stejným jazykem, ale jinou řečí ». On ne s’attachera pas ici à déterminer dans quelle mesure cette affirmation est plus ou moins vraie, ou fausse. Ce qui nous intéresse plutôt est la présence de ces deux mots tchèques que sont « jazyk » pour la langue et « řeč » pour le langage, la parole et bien d’autres choses encore…

Photo: Archives de Radio Prague
En tchèque comme en français, les mots « jazyk » - langue, et « řeč » - langage, possèdent, tous deux, différents sens. Tellement de sens que, parfois, ceux-ci se rejoignent et deviennent alors synonymes. Ainsi, par exemple, pour une langue étrangère, les Tchèques peuvent très bien dire qu’il s’agit de « cizí jazyk » ou de « cizí řeč ». Le sens est identique.

Comme en français, le nom « jazyk » désigne aussi bien la langue dans le sens de l’organe charnu et mobile qui se trouve dans la bouche que l’ensemble de signes oraux et écrits qui permettent à un groupe de communiquer. Mais le mot peut aussi désigner une manière de s’exprimer propre à un groupe. C’est le troisième sens, celui de jargon, qui équivaut au mot « slang » en tchèque ou aussi « žargon » comme en français (le « ž » tchèque se prononce de la même façon que le « j » français).

Dans le premier sens, celui de l’organe, retenons notamment l’expression « držet jazyk za zuby », littéralement « garder (tenir) la langue derrière les dents ». Il s’agit alors de passer quelque chose sous silence, ou plus précisément de garder une information secrète. C’est l’impossibilité de révéler ce que l’on sait ou ce que l’on nous a confié. Bref, c’est motus et bouche cousue !

En revanche, on constate que des expressions comme « se mordre la langue » et « avoir un mot sur le bout de la langue » sont exactement les mêmes en tchèque avec « kousat se do jazyku » et « mít to slovo na jazyku ». Les sens figurés sont eux aussi parfaitement identiques, à savoir s’arrêter de parler au moment de dire ce qu’on ne doit ou qu’on ne veut pas exprimer et être ou se croire être prêt de se souvenir d’un mot concret. Moins drôle, un Tchèque peut avoir autre chose qu’un mot sur la langue, il peut également avoir la mort (ou l’âme) - « mít smrt (duši) na jazyku ». On imagine alors autrefois un médecin venir consulter un patient grandement malade chez lui, demander à celui-ci de tirer la langue et faire pour seul diagnostic que sa dernière heure a sonné…

Mais comme pour de nombreux autres organes du corps humain et comme pour beaucoup d’autres langues, les expressions de la langue tchèque dans laquelle figure le mot « jazyk » sont multiples et variées et nous leur avions déjà consacré une rubrique il y a quelques années de cela (http://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/dire-ce-que-la-salive-apporte-sur-la-langue).

Penchons-nous donc plutôt sur le mot « řeč », très proche du verbe « říct » - « dire ». Ce petit mot à la prononciation pas facile malgré son faible nombre de lettres ne possède pas moins de sept sens différents. Il peut donc désigner la parole, à savoir la faculté de parler (1er sens), la manière de parler (2e), la langue ou le langage dans le sens que nous avons évoqué précédemment (3e), un discours, une conversation ou un propos (4e), une information nouvelle (« zpráva ») dans le sens de « bruit » ou rumeur (5e), un discours (6e) ou encore le langage de nouveau, mais cette fois en sous-entendant le style de celui-ci, s’il est familier ou littéraire par exemple (7e).

Compte tenu de la diversité de ces sens, on trouve forcément là aussi tout un tas d’expressions plus ou moins originales. Mais arrêtons-nous d’abord à ce qui n’en est pas vraiment une, concrètement à ce que l’on appelle les « nekonečné řeči », littéralement « des discussions interminables ». En français, il existe un mot pour désigner ces « discussions sans fin, longues et oiseuses qui n’aboutissent le plus souvent à rien de concret ou de positif : le mot « palabres ». En tchèque, il n’existe pas vraiment d’équivalent. Pourtant, « Les Palabreurs » est bien le titre de la traduction du roman de Bohumil Hrabal « Pábitelé ». Il semble donc que ce soit bien lui, l’un des écrivains tchèques les plus célèbres de l’histoire, qui ait enrichi le vocabulaire de sa langue maternelle. Toutefois, s’il existe bien désormais des « pábitelé », on ne trouve toujours pas trace d’un équivalent de « palabres », comme il n’existe pas non plus de verbe pour « palabrer ». Le dictionnaire indique pourtant le substantif « žvanění » et le verbe « žvanit ». Mais il s’agit là plutôt de ce que l’on connaît en français sous les termes « bavardage », « baratin », « papotage » ou encore « ragot ». Et puisque l’on en est arrivé jusqu’aux ragots, ces paroles malveillantes, mentionnons ici un autre mot issu de l’argot : le mot « kec », le plus souvent employé au pluriel comme « kecy ». Lorsqu’un Tchèque affirme « to jsou kecy ! », il entend par là que les paroles en question ne sont que du bobard, du blabla, bref il pourrait alors tout aussi bien dire que « to jsou jenom řeči », à savoir que ce n’est que du flan, « ce ne sont que des paroles », bien entendu des paroles en l’air…

C’est donc sur ces paroles en l’air, ces « kecy » ou ces « řeči » qui ne sortent pas forcément de la bouche des palabreurs mais font bien partie de la langue de Hrabal que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans quinze jours pour d’autres découvertes sur cette langue tchèque dont on pourrait dire « český jazyk je těžká řeč » - « la langue tchèque est une langue difficile ». D’ici-là, profitez-en pour lire ou relire le livre de Hrabal, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !.