Lída Rakušanová, la voix de la liberté

'Libre en Europe'

« Il y a peu de journalistes dont le nom et la voix deviennent symboles de toute une époque et du combat pour un changement historique qui finit par se réaliser. » C'est ainsi que le politologue Jiří Pehe résume l'œuvre de la journaliste Lída Rakušanová (1947). La voix de cette femme a apporté pendant de longues années des informations objectives et a donné de l'espoir aux auditeurs de Radio Europe Libre/Radio Free Europe, séparés du monde démocratique par le rideau de fer. Lída Rakušanová retrace sa vie dans le livre intitulé Svobodná v Evropě - Libre en Europe.

Pourquoi écrire ses Mémoires ?

Exhortée par ses amis et connaissances à écrire ses Mémoires, Lída Rakušanová a hésité pendant longtemps à se lancer dans un tel projet. Elle explique pourquoi :

Lída Rakušanová | Photo: Pavel Kachlík,  ČRo

« J'avais surtout l'impression qu'il y avait déjà énormément de Mémoires de toute sorte et je ne voulais donc pas ajouter encore à cette inflation. Mais finalement la maison d'édition BookDocs m'a proposé de les publier avec des photos de mon mari. Je me suis donc laissé convaincre. J'ai demandé à Tomáš Vrba de devenir éditeur de ce livre et un jour, lorsque j'ai été prise, une fois de plus, de doutes et d'hésitations, il m'a expliqué que j'avais assisté à tant de situations et événements historiques que je n'appartenais plus à moi-même et que j'étais désormais une sorte d'institution. Il m'a donc chargée d'une grande responsabilité et, généralement, quand une telle chose m'arrive, je finis par m'exécuter. Je me suis donc soumise à cette responsabilité et j'ai décidé d'écrire ce livre. »

'Libre en Europe' | Photo: Ivan Hoffman,  ČRo

Les déboires de la petite enfance

La Petite fille, l'Etudiante, L'Emigrée, La Journaliste, L'Assistante de la révolution, La Rapatriée, L'Européenne - tels sont les titres des chapitres de ces Mémoires, chapitres qui résument les étapes importantes de l'existence de Lída Rakušanová. La vie ne la ménage pas dès le début et l'enfance de cette petite fille née en 1947 est loin d'être idyllique. Ses parents se séparent d'une façon très conflictuelle quand elle est encore petite, son père biologique la désavoue, la situation matérielle de sa mère et de son père adoptif est assez précaire. En outre, son apprentissage de la vie se déroule dans les années 1950, donc sous un régime communiste extrêmement rigoureux aggravé encore par la terreur stalinienne.

Une adolescence prometteuse

Lída Rakušanová | Photo: Archives de Lída Rakušanová

Les années 1960 apportent toutefois une certaine libéralisation dont la jeune fille profite avidement. Elle passe son baccalauréat à České Budějovice, sa ville natale, et elle entre à l'Université Charles de Prague pour étudier le tchèque, l'histoire et les langues slaves méridionales. La vie lui sourit et elle tombe amoureuse de Josef Rakušan, son futur mari. Soudain, l'espoir d'une vie heureuse bascule. Le 21 août 1968, la Tchécoslovaquie est envahie par les troupes du Pacte de Varsovie et commence la longue période de l'occupation. La jeune femme et son ami Josef partent à l'étranger mais ils ne savent pas encore que c'est un départ définitif :

« J'ai laissé en Tchécoslovaquie ma mère et j'en ai éprouvé beaucoup de remords. A cette époque-là, elle était déjà divorcée, elle vivait seule et elle n'était pas en bonne santé. Elle souffrait d'asthme. Je me le reprochais et je me disais qu'il ne fallait pas partir. Mais nous sommes partis avec en perspective de rester un an à l'étranger et de ne pas demander tout de suite l'asile politique. Je me consolais donc en me disant que je n’étais pas partie pour toujours. »

L'émigration

Lída Rakušanová avec son mari Josef Rakušan en Allemagne,  1968 | Photo: Archives de Lída Rakušanová

Cependant, lorsque le Parti communiste tchécoslovaque qualifie officiellement en 1969 l'invasion soviétique d'aide fraternelle, Lída et Josef décident de couper les ponts et demandent l'asile politique en Allemagne. Après des débuts difficiles, Josef s'établit comme photographe recherché et Lída se découvre un don pour le journalisme et devient collaboratrice de Radio Europe Libre à Munich. Elle a trouvé sa vocation. La grande période de sa carrière commence dans cette radio qui lui donne assez de liberté pour travailler comme elle le désire. Elle constate :

« C'était évident déjà en comparaison avec d'autres radios diffusant en tchèque et en slovaque comme la Voix de l'Amérique, la BBC ou la Deutsche Welle qui mettaient l'accent sur les événements en Tchécoslovaquie mais dont l'orientation était influencée par les Etats qu'elles représentaient. Nous n'avions pas cette obligation et pouvions donc diffuser vingt heures par jour en tant que radio libre et souveraine, aux antipodes de la propagande politique. »

Lída Rakušanová,  'Svobodná v Evropě' | Photo: Václav Richter,  Radio Prague Int.

Dans la section tchécoslovaque de Radio Europe Libre

Dans la section tchécoslovaque de Radio Europe libre, Lída Rakušanová rencontre plusieurs journalistes brillants dont Sláva Volný et Milan Schultz, mais bientôt elle s'impose dans cette équipe de grands professionnels comme une commentatrice avisée de la vie politique. Tandis que les médias tchécoslovaques diffusent les mensonges dictés par la propagande communiste, Lída Rakušanová déploie toute son énergie pour fournir aux auditeurs tchèques et slovaques des informations objectives, mais ses émissions sont pour eux aussi une source d'espoir. Elle s'intéresse profondément à la situation au-delà du rideau de fer et ses commentaires sont donc bien fondés, bien documentés. Son style est dépouillé et efficace, ses analyses sont rationnelles. Elle sait de quoi elle parle et elle est prise au sérieux. Grâce à elle et à ses collègues, Radio Europe Libre devient vers la fin des années 1980 la principale source d'informations indépendantes qui prépare Tchèques et Slovaques au retour de la démocratie.

Lída Rakušanová en RFE | Photo: Archives de Lída Rakušanová

Les tensions intérieures au sein de la section tchécoslovaque

Lída Rakušanová,  'Svobodná v Evropě' | Photo: Václav Richter,  Radio Prague Int.

Dans son livre Lída Rakušanová montre cependant aussi que tout cela n'était pas sans problèmes. Les activités de Radio Europe Libre sont étroitement suivies par les services secrets tchécoslovaques qui cherchent à décourager, à discréditer et à corrompre les journalistes. Les antagonismes et les tensions ne manquent pas non plus parmi les membres de la section tchécoslovaque où se profilent avec le temps deux groupes qui n'ont pas les mêmes opinions sur la mission et le travail de la section. D'un côté, il y a une tendance conservatrice et plutôt conventionnelle, d'un autre côté une orientation vers une radio plus actuelle et plus sensible aux attentes et aux besoins des auditeurs. Inutile de dire que Lída Rakušanová fait partie des journalistes de cette deuxième catégorie. Elle ne cache pas dans ses Mémoires les problèmes intérieurs de la section qui, vue de l'extérieur, semblait très homogène et cohérente :

Lída Rakušanová en RFE | Photo: Archives de Lída Rakušanová

«  Je ne cache vraiment rien. Peut-être à l'exception des choses que j'ai oubliées et qui, sans doute, n'étaient pas importantes. Je n'aurais pas écrit ce livre, si j'avais voulu cacher quelque chose. Au contraire, une de mes impulsions a été d'écrire ouvertement sur les problèmes de l'équipe de Radio Europe Libre car, que je sache, aucun des membres de la rédaction qui ont écrit leurs souvenirs, n'en a parlé. Pourtant, il ne s'agit pas de révélations parce que l'historien Prokop Tomek dans son livre sur la section tchécoslovaque de Radio Europe Libre publié il y a trois ou quatre ans, apporte des documents sur tout ce que je dis. »

Lída Rakušanová,  'Svobodná v Evropě' | Photo: Václav Richter,  Radio Prague Int.

L'effondrement du régime communiste et les nouveaux défis

Lída Rakušanová et Václav Havel | Photo: Archives de Lída Rakušanová

La chute du régime communiste en Tchécoslovaquie en 1989 permet à Lída Rakušanová de revenir dans son pays. Elle est déjà une des figures emblématiques de la révolution de Velours et elle s'engage dans le processus difficile et pénible de passage du régime totalitaire à la démocratie. Radio Europe Libre est transférée à Prague mais Lída Rakušanová ne collabore désormais avec cette radio que comme externe. Elle se lance dans d'autres activités et cherche à relever d'autres défis.

Face à la partition de la Tchécoslovaquie et la création en 1993 de deux Etats indépendants, elle déplore d'avoir prêté dans ses émissions peu d'attention aux problèmes dans les rapports entre Tchèques et Slovaques. Elle collabore avec plusieurs journaux allemands et avec la presse régionale tchèque, elle enseigne le journalisme aux nouveaux adeptes de cette profession. Trois grands thèmes lui tiennent particulièrement à cœur - la corruption, la réconciliation tchéco-allemande et l'intégration européenne.

Lída Rakušanová,  'Svobodná v Evropě' | Photo: Václav Richter,  Radio Prague Int.

La corruption, ce mal inextirpable

Lída Rakušanová | Photo: Petra Čechová,  ČRo

Elle réalise pour la télévision publique tchèque toute une série d'émissions dans lesquelles elle dénonce la corruption qui paralyse la vie publique et politique du pays mais voit finalement que la situation change, certes, mais ne s'améliore pas. Aujourd'hui, elle constate avec un peu d'amertume, que la corruption est devenue une partie intégrante du système politique, qu'elle est devenue une affaire d'Etat :

« Le premier ministre Andrej Babiš a vraiment réussi à supprimer la corruption parce que, en fait, il l'a fait légaliser à l'aide de son parti politique. Il se fait faire au parlement des lois sur mesure et il n'est plus obligé de graisser les pattes des lobbyistes. Evidemment, je dis cela de manière sarcastique, mais au fond, c'est comme ça. »

Les préoccupations d'une Européenne

'Libre en Europe' | Photo: Book Dock

La grande partie du dernier chapitre des Mémoires de Lída Rakušanová est consacrée à l'intégration européenne, à l'Union européenne et aux possibilités de réformer ses structures. Elle s'étonne qu'en République tchèque, pays qui a tellement profité de son adhésion à l'Union européenne, il existe toujours un pourcentage si important d'eurosceptiques. Elle constate avec inquiétude l'étendue de l'indifférence des jeunes vis-à-vis de l'Europe.

Son regard sur les structures européennes est critique, elle est consciente des insuffisances et des lenteurs dans le fonctionnement des organes de l'Union, du bureaucratisme de ses institutions, mais tout cela n’empêche pas selon elle le rôle salutaire et irremplaçable que l'Union joue sur notre continent, son immense potentiel de collaboration, de cohésion, d'entente et de progrès. Elle se rend compte que le proche avenir nous réserve de grandes épreuves. Les crises migratoire et climatique sont loin d'être conjurées et Lída Rakušanová, une journaliste qui a toujours su saisir et formuler les problèmes essentiels, conclue : « Je n'arrive pas à imaginer que l'Europe puisse surmonter tout cela autrement qu'en unissant ses efforts. »