Matěj Hořava : partir pour se trouver
Né en 1980, l’auteur se présentant sous le pseudonyme Matěj Hořava s’est fait remarquer par sa prose que le critique littéraire Petr A. Bílek a qualifiée de « magnifiquement dense et raffinée, chaque mot y étant placé comme une pierre dans un vieux muret de campagne ». Si l’identité véritable de l’auteur reste énigmatique, ses deux recueils de nouvelles publiés chez Host nous révèlent des fragments de ses expériences de vie et de son monde intérieur, empreints de poésie réaliste et méditative, ainsi que de sagesse mélancolique. Une lecture grisante qui émoustille les sens.
Paru en 2014, le premier ouvrage de Matěj Hořava est intitulé « Pálenka », que l’on pourrait traduire par « L’Eau-de-vie ». D’ailleurs, ce recueil de nouvelles distille la vie du narrateur, un jeune enseignant dans un village de la minorité ethnique tchèque du Banat, en Roumanie. Cette œuvre à caractère autobiographique – Hořava ayant lui-même vécu dans la région – se compose de courts chapitres, des nouvelles faisant alterner des anecdotes de son existence solitaire et de celle de ses habitants dans cette région montagneuse isolée, avec l’évocation de souvenirs lointains et pourtant si vivaces des vies passées du narrateur : enfance en Bohême du Nord, déracinement en Moravie du Sud, études en Allemagne…
Le poids des souvenirs
En dépit de son décor romantique, fait de gerbes d’or en fleur et de mûres écrasées, de chiens errants et du Danube qui gronde au loin, « Pálenka » n’est pas une illustration de la vie de la communauté tchèque établie au XIXe siècle dans cette région du Banat – une région qui se trouve aujourd’hui sur le territoire roumain, à proximité de la frontière serbe, et dont les coutumes et la richesse dialectale semblent d’un autre temps. Dans le premier recueil de Matěj Hořava, le Banat roumain constitue plutôt la toile de fond d’un voyage intérieur, qui fait ressurgir et se superposer des images anodines et fortes à la fois : les tableaux de l’école primaire, les voyages et leurs rivages solitaires, des visages, de fugaces moments de proximité…
« J’ai été un enfant des cités ; un enfant typique des grands ensembles de Bohême du nord, qui traverse en courant les années quatre-vingt, en pantalon de jogging et une mitraillette en plastique à la main ; qui collectionne des chaînettes en plastique et se livre tous les jours, avec des enfants yougoslaves ou tsiganes, à des bagarres bien plus graves qu’on pourrait l’imaginer. On dissimulait notre sang et nos bleus ; là-bas, parmi les barres d’immeubles, ces barres d’immeubles grises et sans fin. »
Extrait de « Pálenka » (2014), traduction de Benoît Meunier
Chez Hořava, pas de récit linéaire : « Pálenka » est fait de petites anecdotes qui donnent un aperçu non chronologique des corrélations de la vie, une imbrication de petites étapes, d’escales.
Des éléments autobiographiques
« Mezipřistání » (« Escales »), c’est d’ailleurs le titre du deuxième livre de Matěj Hořava. Paru en 2020, « Mezipřistání » nous offre un changement de décor : il nous emmène en Géorgie, où l’auteur s’est entre temps établi. Des pittoresques villages montagnards du Banat, nous voilà donc téléportés dans les coulisses postsoviétiques d’une métropole du Caucase. L’auteur-narrateur y mène une existence nettement moins esseulée, et au gré des nouvelles, nous découvrons l’ambiance des cités de Tbilissi, nous faisons la connaissance de ses amis et nous sommes confrontés à des destins légers ou amers, mais toujours touchants. Moins introverti que son prédécesseur, « Mezipřistání » n’en offre pas moins l’occasion d’excursions dans le passé de l’auteur, des évocations-réflexions qui nous mènent, à nouveau, en Bohême, en Moravie, dans le Banat, aussi...
La mélancolie au XXIe siècle
Quel que soit le recoin d’Eurasie où il pose ses valises, Matěj Hořava fait preuve dans ses nouvelles d’une tolérance extrême, d’écoute et d’ouverture à l’autre, quel qu’il soit. C’est d’ailleurs peut-être cette acceptation qui met dans son chemin des personnages éclectiques et souvent hauts en couleur, du jeune handicapé avec qui il fait sa première virée de vagabonds dans la forêt de Brdy, au pope qui voit en lui un compagnon de boisson, en passant par l’ami dont le fils a été assassiné sur une plage de Batumi ou encore le chauffeur de taxi allongé en chien de fusil sur la banquette arrière de son véhicule… Et Hořava d’évoquer, dans « Pálenka » comme dans « Mezipřistání », ces rencontres fortuites et fortes – et souvent alcoolisées, de les décrire sans jugement aucun, mais avec toute la mélancolie propre au XXIe siècle, où l’accessibilité du monde entier et de ses cultures, la recherche frénétique de nouveauté, de sens et de satisfaction par-delà les frontières, renvoient quoi que l’on fasse à l’essentiel : la quête de soi, la quête du chez-soi.
Fond et forme inchangés
Rédacteur pour les deux recueils de nouvelles, l’auteur Jan Němec estime que Matěj Hořava « n’a pas évolué », ce qu’il entend comme un compliment : toujours selon lui, Hořava est de ces auteurs qui « passent toute leur vie à écrire un seul livre ».
En effet, les deux œuvres de Matěj Hořava présentent une continuité non seulement dans leur fond, avec un style narratif de réflexion autobiographique, mais également dans leur forme. Ainsi « Pálenka » et « Mezipřistání » sont tous deux faits de chapitres courts aux paragraphes denses, de phrases longues aux propositions juxtaposées, à grand renfort de typographie, dans un texte très rythmé, plein d’incises et de pauses. Dans « Pálenka », Hořava cite volontiers des mots du dialecte tchèque local, au charme désuet ; dans « Mezipřistání », c’est l’exotisme des termes géorgiens qui intrigue et met en appétit.
Une sensibilité extrême pour des plaisirs sensoriels et sensuels
« Dans quelques temps, les prunes, les quetsches seront mûres ; en bas, le long du Danube, tout est déjà mûr ; ici, ça prend un peu plus de temps ; mais je le sens : c’est pour bientôt. Peut-être même pour aujourd’hui. Je ne sais pas au juste ; je ne suis jamais resté près d’un arbre pour savoir quand, exactement, le fruit serait mûr... Les prunes vont mûrir et les villages seront plongés dans la fournaise des kazanes ; surtout le grand, celui des Haškoj. Valaches, Tchèques, Serbes, tous iront alors là-bas, charriant avec eux des tonneaux de kvas ; puis tous iront au kazane goûter l’eau-de-vie fraîchement distillée, et chanter, rire : les dents en or brilleront dans les fins d’après-midi brumeuses des derniers jours d’été ; de la joie, de la joie pure… »
Extrait de « Pálenka » (2014), traduction de Benoît Meunier
La prose de Matěj Hořava est poétique, génératrice d’images en multiples dimensions. Elle excite les sens : lire Hořava, c’est sentir la chaleur du feu, c’est humer le crottin de cheval et les fleurs mouillées, c’est goûter l’eau de vie, c’est voir le verger qui finit de mûrir, c’est entendre la polyphonie. Lire Hořava, c’est avoir la gorge nouée, la chair de poule, le cœur qui bat, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres… Dans ses descriptions des paysages naturels du Banat, toutefois, pas de romantisme doucereux ni de lyrisme écœurant, mais plutôt un réalisme plein de maturité. On sent chez l’auteur le poids de l’expérience, la mélancolie mâtinée de désillusion, mais Matěj Hořava ne tombe jamais dans l’amertume. Même si la tristesse est parfois bien là, prégnante.
Dans « Mezipřistání », de nombreux chapitres se terminent par des points de suspension, comme une incitation à poursuivre, à se laisser porter vers le chapitre suivant… ou, au contraire, à ne pas continuer la lecture – pas tout de suite, en tout cas – mais plutôt à savourer encore un peu, les yeux fermés, la langue et les images qu’elle a créées, à laisser les vagues de ce plaisir littéraire s’estomper progressivement.
De l’auteur qui souhaite garder l’anonymat, de la personne qui se cache derrière le nom Matěj Hořava, on ne sait donc que ce qu’il révèle dans ses écrits – et c’est finalement beaucoup ! Car l’auteur y livre tantôt pensées et souvenirs, tantôt amours et traumatismes, se mettant à nu tout en restant pudique – sans que le lecteur sache pour autant distinguer ce qui relève de l’autobiographie ou de l’imaginaire.
« J’écris, je fredonne, j’imagine des accords ; M. respire lourdement dans le vacarme de la pluie et du tonnerre ; j’écris : secrètement ; bien que M. ne sache pas lire, je ne me suis mis à écrire que parce qu’il dort à présent, et qu’il ne me voit pas ; bien qu’il n’ait même pas fini son CP et que tout le monde le considère comme irrécupérable, je serai incapable d’écrire devant lui (plus tard, je ne serai jamais capable d’avouer à quiconque cette faiblesse pour les mots, les rythmes) ; j’écris en secret, et, dans mon texte, M. disparaît et je me retrouve assis seul dans ce bus, tout à fait seul… »
Extrait de « Pálenka » (2014), traduction de Benoît Meunier
En République tchèque, « Pálenka » a été vendu à près de 7000 exemplaires et traduit en bientôt sept langues ; « Mezipřistání », pour sa part, a été vendu à près de 3000 exemplaires et traduit en bientôt trois langues. Des chiffres en soi assez exceptionnels pour un auteur débutant si discret – et apparemment modeste, en dépit des prix littéraires : un an après sa sortie, « Pálenka » a obtenu le prix Magnesia Litera dans la catégorie Découverte de l’année, ainsi que le prix littéraire Česká kniha. « Mezipřistání », quant à lui, a été nominé pour le prix Magnesia Litera catégorie Prose en 2020, et également pour le Prix de littérature de l’Union européenne en 2021.
Les lecteurs francophones devront pourtant prendre leur mal en patience : pour l’instant, les éditeurs français restent hermétiques à la force évocatrice des mots de Matěj Hořava.