Un livre qui sort de l'orbite (1)
C'est un grand livre, un livre étrange, un livre de luxe. Déjà son format est inhabituel, presque carré. Il est difficile de le ranger dans les rayons d'une bibliothèque, et il est aussi difficile de le classer sur le plan littéraire. C'est un livre bilingue, tchèque et français, qui a deux titres et deux auteurs. Son titre tchèque est Desata planeta (Dixième planète), son titre français est L'exorbitée. C'est un livre de photographies accompagnées de textes poétiques inspirés par ces photos. L'auteur des photos est Jiri Chmelar, plasticien tchèque né en 1950 qui fait des boîtes et sculptures-assemblages, livres-objets et photocollages. La partie littéraire de l'oeuvre est signée Vaclav Jamek, auteur né en 1949. Ecrivain de langue tchèque et française, Prix Médicis de l'Essais et Prix du Globe Européen de 1989, Vaclav Jamek enseigne aussi la littérature française à l'Université de Prague. C'est à lui que j'ai demandé de vous parler de ce livre insolite. Voici la première partie de cet entretien.
Quelle a été la genèse de ce livre peu commun?
"La genèse a été longue. L'idée vient du photographe. Il m'a demandé, déjà il y a longtemps, cela devait être vers 1998, de travailler avec lui et d'écrire un texte poétique pour accompagner un livre de photographies qu'il mettrait en forme. "
Pourquoi le livre s'appelle L'exorbitée. Est-ce qu'il y a une explication pour cela ?
"Oui. En fait, j'avais très peu de contraintes pour écrire ce texte, il fallait qu'il réponde, mais pas de tout près, aux photographies, aux photocollages qui sont la partie essentielle du livre et qui en forment le plus grand volume, et puis le photographe désirait que le livre s'appelle Dixième planète, mais en tchèque. Il pensait que ces photographies renvoyaient à un certain imaginaire de recherche d'une forme ou d'une existence même pas encore révélée, qu'on ne connaît pas, inconnue, et donc qu'on triture, dont on recompose toutes les formes. On les superpose, on les regarde, on les scrute pour arriver à découvrir ce qui n'a pas encore été vu. Et donc, pour lui, le nom de Dixième planète c'est une planète qui se trouve au-delà de tout système planétaire, donc une planète imaginaire. J'étais donc obligé de me maintenir à cette idée, mais je trouvais qu'en français Dixième planète, ça ne faisait pas très bien, que c'était un titre quelconque sans allure. Alors j'ai décidé que je maintiendrait le titre proposé en tchèque, mais que je ferais un autre titre en français. C'est L'Exorbitée, c'est à dire au-delà des orbites connues."
Les photos de Jiri Chmelar frappent par leur étrangeté. On y voit des visages et des corps enduits d'argile et multipliées par des superpositions d'images, des corps qui se perdent ainsi les uns sous les autres, et on se demande si ces images et ces jonctions d'images sont des compositions purement esthétiques coupées de la réalité ou si elles reflètent, d'une certaine manière, le monde réel, le monde dans lequel nous vivons. En regardant ces photos, on a parfois l'impression de voir ce qu'on appelle dans la peinture le pentimento, c'est à dire, l'effet qui se manifeste parfois sur les toiles anciennes, lorsqu'un peintre a recouvert une partie du tableau déjà peinte par autre chose, et lorsque l'image ancienne transparaît ou se fait deviner, grâce au travail du temps, sous l'image plus récente.
Qu'est ce qui vous attire dans les photos de Jiri Chmelar et, d'abord, peut-on dire qu'il s'agit encore de photos ou ce sont des phénomènes tout à fait différents?
"Pour autant que je sache, il s'agit de photographies sur lesquelles l'intervention du photographe est relativement précise et limitée. C'est à dire qu'il ne se livre pas à des manipulations du support matériel, par exemple, il ne fait que superposer des négatives ou, à la limite, exposer plusieurs fois sur la même pellicule. Il y a, peut-être, une seule photo sur laquelle il se livre à des traitements par ordinateur. C'est donc beaucoup moins manipulé qu'on ne le croirait. En fait, c'est une recherche paranoïaque qui fait qu'on met plusieurs formes les unes sur les autres et puis, on cherche ce que ça peut donner."
Est-ce ces photos racontent quelque chose? Racontent-elles une histoire? Qu'est-ce qu'elles vous ont raconté?
"Je crois que les photos, en elles-mêmes, ne racontent pas d'histoire. C'est moi même qui raconte une certaine histoire, c'est à dire que le texte que j'ai inventé peut avoir un certain parcours de découverte progressive d'un certain au-delà. Les photos elles-mêmes ce sont des photos de plusieurs modèles. Il y en a six ou sept, je ne sais plus exactement, qui reviennent. Soit ils sont seuls, mais il y a plusieurs photos du même modèle qui sont surexposées ou superposées, ou bien il y a plusieurs modèles qui sont superposés ou surexposés. Donc, je ne crois pas qu'il y ait une histoire, mais on peut imaginer une histoire de ces personnes. Il y a un modèle qui a une expressivité un peu sauvage, et il y a un autre modèle qui a une expressivité de quelqu'un de perdu. Donc, on imagine des existences cachées, du vécu, des histoires personnelles qui sont cachées dans ces formes, mais on ne les connaît pas. Et donc, c'est une interrogation sur ces formes, sur ce que ces formes ont été ou n'ont pas été, pourraient être ou ne pourraient, peut-être, plus du tout être. Et c'est un peu sur tout cela que tourne le texte que j'ai écrit."
(Vous entendrez la suite de cet entretien dans cette rubrique, samedi prochain.)