Bruno Decharme : « Les créateurs d’art brut, ces grands inspirés divins » (II)
Suite et fin de notre entretien avec Bruno Decharme, réalisateur, collectionneur et propagateur de l’art brut qui, possède entre autres de nombreuses oeuvres d’artistes tchèques. Avant d’arriver à l’art brut, Bruno Decharme a été assistant du réalisateur Jacques Tati. Je lui ai donc demandé de revenir sur ce parcours original et quel était le lien entre Tati et l’art brut...
« C’est tout un parcours... même si ça n’a rien d’exceptionnel. C’est d’abord un parcours universitaire où j’ai suivi quelques années de philo. J’ai entendu des gens qui disaient des choses tout à fait passionnantes, mais tout cela restait très théorique puisque par définition tous ces sujets en philosophie ou en psychanalyse restent en effet de la théorie. J’ai découvert par hasard des expositions d’art brut, il y a fort longtemps de cela et d’un coup ça a pris sens. Ces images telles que je les voyais faisaient sens par rapport à des réflexions théoriques que je pouvais suivre au cours de mes études universitaires. D’un coup, je me suis senti beaucoup plus proche des images, de ces œuvres que de toute la partie théorique, encore qu’elle continue à alimenter mon intérêt sur le sujet, puisqu’elle me permet de comprendre. Le lien avec le cinéma, c’est l’image. Ce qui m’intéresse personnellement et que j’ai appris de Tati, même s’il l’exprime d’une façon radicale par rapport à la mienne puisqu’il est dans une sorte d’épure et de quasi-distanciation maniaque, presque obsessionnelle ; donc ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur les rythmes, les sons, de traduire à travers mes films toute la rythmique qui s’exprime dans l’art brut. Il y a des mises en abyme rythmiques fascinantes. Et Tati, c’est le génie du rythme, qu’il exprime dans la distance, l’épure, la maniaquerie du détail. Malheureusement, je l’ai connu pendant la dernière période de sa vie, sa grande époque, c’est quand j’étais gamin. Quand je l’ai connu, on passait des journées entières sur des scènes qui au final allaient sûrement ne durer qu’une minute ! Donc tout cela s’est combiné à un moment donné dans ma vie, tout cela a fait écho. Mais je ne sais pas bien comment tout cela se ficelle, se tricotte ! »
Vous parlez de tricot... Quel est le fil rouge de votre collection ? Qu’est-ce qui sous-tend toutes ces œuvres, puisqu’il y a quand même environ 200 artistes dans la collection ?
« La question est complexe puisque par définition dans l’art brut, ce qui définit le corpus, c’est l’addition de tous les artistes. Puisqu’ils n’ont rien en commun, sauf probablement d’avoir un espèce de langage individuel, personnel, qu’ils se distinguent de tous les autres courants artistiques. Si je devais garder un noyau dur, ce serait les grands inspirés divins, ces gens qui se sentent devoir répondre d’une certaine responsabilité du monde. Parce que je pense qu’on est tous, à notre petit niveau, responsables du monde, d’où la nécessité morale, éthique. Je pense que ces gens, comme Košek, qui poussent jusqu’à l’extrême le sens d’une responsabilité du monde. Ils ont la conviction d’en être les responsables, puisque Košek se sent responsable des catastrophes météorologiques qui peuvent se passer à l’autre bout du monde. Mais quelque part il a raison : c’est une métaphore, même si pour lui c’est une réalité qu’il ressent dans sa chair. Nous, nous le ressentons comme une métaphore mais je pense que cette idée de responsabilité est profonde. C’est cela qui est touchant dans l’art brut : il n’y a pas de tricherie. »
Cette responsabilité est d’autant plus actuelle qu’aujourd’hui, on commence à dire et à entendre qu’on mène ce monde à la catastrophe, avec la pollution par exemple. Ces artistes l’expriment d’une autre façon, par la création...
« C’est pour cela que je pense que ce sont vraiment des visionnaires. Košek est un grand visionnaire. Il faut les prendre vraiment au sérieux. Il n’y a pas de paternalisme là-dedans : il faut vraiment écouter ce qu’ils racontent. Pas forcément au pied de la lettre, mais ils nous enseignent des choses fondamentales pour nous. C’est cela qui me bouleverse aussi. Ce que nous raconte Košek, même si ça a un sens métaphorique, c’est un enseignement sur notre planète : on court à la catastrophe météorologique. Les effets pervers de la pollution ont des effets météorologiques. Tout le monde le sait ! Et c’est ce qu’il nous raconte, ce monsieur. Sauf que ce qui est extraordinaire, c’est qu’il en a la conviction intime. Ce n’est pas un effet métaphorique et poétique pour lui, il n’y a pas d’effet de style. C’est une conviction quasi scientifique et il a mis au point un système qui le démontre. »
Est-ce que vous pourriez justement décrire à quoi ressemble sa création ?
« C’est quelqu’un qui, à une époque de sa vie, passait ses journées (en ce moment je crois que c’est moins le cas et tant mieux pour lui, parce que ça veut dire qu’il y a moins de douleurs) devant sa fenêtre, à noter sur des petits carnets tout ce qu’il entendait : le bruit des oiseaux, le passage des voitures, l’évolution des nuages. Souvent ses dessins représentent des sortes de nuages auxquels il ajoute des espèces de formules chimico-alchimiques, des oiseaux, des sons qu’il exprime. Ce sont des dessins qui sont en fait des relevés. C’est cela qui est fascinant : ce sont à la fois des productions artistiques très belles tout en étant des notations de ce qu’il a pu entendre derrière sa fenêtre pendant des semaines. Avec la conviction pour lui, que quand il note, qu’il arrive à contenir tout cela, à empêcher que la catastrophe n’arrive. C’est à la fois très beau, très émouvant, c’est plein de sens, ce sont des histoires incroyables qu’il nous raconte. C’est vraiment de la création, ce n’est plus de l’art. Le synonyme de l’art brut, c’est la création. C’est vrai que c’est très proche d’une certaine vision mystique, mais au sens religieux, mais un lien à la Création, qu’il y ait un dieu ou pas. »
Ces dernières années en République tchèque, une place beaucoup plus importante a été accordée à l’art brut notamment grâce au travail de Terezie Zemánková, dont la grand-mère Anna Zemánková était une créatrice d’art brut. Vous collaborez d’ailleurs ensemble. En France, vous êtes un des plus grands promoteurs et collectionneurs d’art brut. Comment les choses évoluent-elles ? Est-ce qu’il y a un véritable intérêt en France et comment jugez-vous l’intérêt en République tchèque ?
« Il est certain que depuis quelques années, notre travail et puis celui d’autres, a eu son effet. L’histoire de l’art est toujours une histoire un peu particulière. Elle est faite au départ par des historiens de l’art, par des gens du sérail. Depuis que l’art brut a été un peu conceptualisé, puisqu’il date de bien avant Dubuffet, il y a toujours eu une condescendance, un mépris vis-à-vis de ces gens, pris pour des fous, des originaux. Ce n’est pas uniquement parce qu’on se moquait d’eux, mais parce que fondamentalement, ça met tellement en porte-à-faux la pensée, la philosophie, l’histoire de l’art, qu’il y a des réticences de la part des théoriciens de l’art en particulier. Ça dérangeait leur manière de penser. Et puis je crois que ce qui s’est tout simplement passé, c’est pour cela que je suis collectionneur et que j’expose, c’est qu’il y a un public, une rencontre avec le public.
J’ai pu le tester à travers toutes les expositions au Japon, aux Etats-Unis, ici, ailleurs : il y a un véritable intérêt du public. C’est un succès. Il y a de plus en plus de gens, au niveau des historiens de l’art, qui sont intéressés, et il y a une nouvelle génération, de plus en plus d’étudiants qui font leur doctorat sur l’art brut. C’est symptomatique, ça veut dire que ça passionne de plus en plus les gens. Le pari que j’avais fait, avec d’autres, à l’époque, c’était de montrer tout cela au public. J’avais quasi abandonné l’idée d’essayer de convaincre les instances officielles. Et là, quasi tous les supports de médias en parlent et ça rentre dans le corpus des intérêts des médias. C’est symptomatique d’un intérêt du public, et c’est le public qui m’intéresse avant tout. »