Robert Ménard au Forum 2000: dénoncer l’esprit moutonnier
Le journaliste Robert Ménard, fondateur de Reporters sans frontières a été un des invités de marque de la conférence Forum 2000 qui s’est tenue cette semaine à Prague.
Le manque d’informations sur certaines parties du monde est le sujet que vous avez développé dans votre intervention, dans le cadre du Forum. De quelles régions s’agit-il en premier lieu ?
« L’Afrique…On ne peut pas à la fois se dire que l’on a des problèmes d’immigration, on a des problèmes de gens qui viennent chez nous, parce qu’ils viennent chez nous en ne respectant pas la légalité, en se cachant, prenant des risques, sans s’interroger sur pourquoi cela se passe comme ça. Un des pires pays du monde aujourd’hui c’est l’Erythrée. Un petit pays d’Afrique au nord de l’Ethiopie qui a fait trente ans de guerre contre l’Ethiopie pour être indépendant. C’est un des pires pays, pour Reporters sans frontières, c’est le pire. Et il n’y a pas un média qui en parle. Jamais, jamais. En République démocratique du Congo, cinq millions de morts, et qui en parle, qui va là-bas, qui se mobilise, qui crie que ce n’est pas possible, qui dit que ça suffit. Et il n’y a personne pour en parler. On s’en fout comme si ça n’existait pas. C’est moralement inacceptable et, professionnellement, une faute. «
Vous parlez d’un esprit moutonnier des journalistes, est-ce que l’opinion publique est d’après vous aussi moutonnière ?
« Bien sûr, l’un nourrit l’autre. Quand à la télévision, vous mettez des sujets internationaux, il y a moins d’audience. Mais est-ce qu’on est obligé de ne fonctionner que comme ça ? Tout le monde est moutonnier, il y a une espèce de pensée unique, où les priorités, l’agenda, les sensibilités, les points d’intérêt sont les mêmes pour tout le monde ou pour 80% des gens. Je croyais que le journalisme, c’était d’abord une espèce de curiosité, un culte de la curiosité, un culte de doute, c’est-à-dire s’interroger, aller voir ailleurs, aller derrière les rideaux, dans l’arrière-cour des choses. Je croyais que c’était ça le journalisme. Et j’ai souvent l’impression que ce n’est pas ça, j’ai souvent l’impression quand je regarde la télévision que tout le monde fait la même chose tout le temps. Ce n’est pas possible et ce n’est pas vrai que c’est une histoire de moyens ou d’ordre. Personne ne nous demande de faire ça. C’est nous qui sommes comme ça. On est comme tout le monde. C’est-à-dire on pense à peu près tous pareil, on a tous à peu près les mêmes préoccupations, et c’est une catastrophe. Il faut être curieux du monde… La crise qu’on est en train de vivre, elle devrait nous pousser à nous dire comment cela se fait qu’on n’a pas vu la venir – moi je suis pareil que les autres, je ne suis pas mieux que les autres – comment cela se fait qu’on ne la comprend pas. On devrait avoir ces curiosités. Il faut que le monde explose pour que l’on se pose certaines questions ? »
Votre explication à ce conformisme ?« La paresse. La paresse intellectuelle, le fait qu’on est dans le même monde. Je ne sais pas comment sont les journalises tchèques, mais les journalistes français, ils viennent à 80% des mêmes milieux sociaux, de la même culture, comme moi d’ailleurs. Au fond donc, les mêmes préoccupations, les mêmes envies, les mêmes rêves, les mêmes formations, et ça, ce n’est pas bien. On aurait besoin de choses hétéroclites, de points de vue qui soient différents, qui nous choquent. On a besoin d’une information qui nous dérange, qui va à contre-courant, on a besoin de journalistes qui soient désagréables, qui ne pensent pas comme les autres, qui poussent à aller voir ailleurs, on a besoin de ça ».