Corruption : les Tchèques ne se font-ils pas de fausses idées ?
Jeudi, l’ONG Transparency international (TI) a publié son Indice annuel de la perception de la corruption. La République tchèque y figure au 49e rang, en recul de cinq places par rapport au précédent classement. En cause, une « privatisation de l’intérêt public », selon le directeur de la branche tchèque de TI. Mais qui dit corruption, dit aussi secret et dissimulation. Que disent donc réellement ces chiffres et cette perception de la situation en République tchèque ?
A chaque mois de l’année ses traditions et ses rendez-vous connus de longue date. Pour Transparency International, depuis 1995, janvier est synonyme de publication du (très commenté) indice évaluant la perception de la corruption dans 180 pays du monde. Et selon l’ONG anti-corruption, ne serait-ce que pour la République tchèque, le classement pour 2020 n’a guère plus été réjouissant que les précédents. Un léger désenchantement serait même plutôt de rigueur.
Après un recul déjà de six places en 2019, la République tchèque en a perdu cinq autres encore l’année dernière et nage désormais dans des eaux toujours un peu plus troubles en compagnie du Rwanda ou du sultanat d’Oman. Directeur de la branche tchèque de TI, Petr Leyer estime que la République tchèque souffre de ce qu’il appelle « une privatisation de l’intérêt général ». Selon lui « si les règles ne sont pas transgressées, elles sont établies de manière à en faire bénéficier certains groupes influents. »
Avec un indice de 56 sur une échelle allant de 1 à 100, la République tchèque demeure cependant dans le tiers des pays les mieux notés. Les deux autres tiers n’ont même pas obtenu la moyenne. Pami eux, deux des quatre pays du Groupe de Visegrád : la Slovaquie et la Hongrie, qui occupent respectivement les 60e et 69e places. 45e, la Pologne peut, elle, se targuer d’être la mieux classée de cette bande des quatre, parfois présentés comme les vilains petits canards de l’Union européenne.
A l’échelle de celle-ci, justement, de grandes disparités apparaissent. Si le score moyen pour les Vingt-sept s’établit autour de 63, les pays scandinaves, le Danemark, l’Allemagne ou encore les pays du Benelux caracolent et font sans surprise figure de bons élèves. C’est dans ces pays souvent exemplaires dans beaucoup d’autres domaines que la perception de la corruption est la plus faible. Inversement, l’Europe centrale, orientale et les pays des Balkans sont pointés du doigt par l’ONG pour des résultats bien moins satisfaisants. Rien qui n’empêche cependant les Vingt-sept de s’en tirer globalement mieux que le reste du monde, et ce donc malgré une tendance au recul observée dans plusieurs pays.
Une corruption souvent pointée du doigt
Concernant plus concrètement la République tchèque, sans que le disque ne soit rayé, c’est malgré tout toujours plus ou moins la même chanson qui revient. Lassante à la longue, forcément. En somme, institutions et autorités n’en font toujours pas assez contre la corruption. Et peut-être bien même de moins en moins, si l’on s’en tient à l’indice. En outre, la perception qu’ont les Tchèques eux-mêmes de la corruption dans leur pays demeure stable, mais très haute, selon les Eurobaromètres des quinze dernières années. Ainsi, tandis que 87% d’entre eux estimaient que la corruption était « largement répandue » en 2005, 95% s’en disaient convaincus en 2014. Redescendu depuis, leur part stagne néanmoins toujours autour de 85%.
Le 30 septembre dernier, la Commission européenne publiait un rapport inédit sur l’Etat de droit dans les pays de l’UE. Si Bruxelles voyait d’un bon œil certaines lois récemment adoptées ou en cours de débat pour davantage de contrôle, le rapport pointait aussi le manque d’efficacité des sanctions, et regrettait que « de grandes affaires de corruption ne fassent pas systématiquement l’objet de poursuites judiciaires ». En cause notamment, le feuilleton autour du conflit d’intérêts supposé du Premier ministre Andrej Babiš, dont le groupe Agrofert, qu’il a fondé mais qu’il prétend ne plus diriger, aurait reçu des subventions européennes auxquelles il n’avait pas droit.
Le travail de l’exécutif européen avait alors été dirigé par la Commissaire en charge des valeurs, de la transparence et de l’état de droit, également vice-présidente de la Commission européenne, la Tchèque Věra Jourová, que le magazine américain Time, en 2019, avait classée parmi les 100 personnalités les plus influentes dans le monde. Une Věra Jourová souvent mise en avant pour la droiture de ses positions, et qui avait alors commenté le rapport et le cas de la République tchèque en ces termes :
« La République tchèque affiche un résultat moyen, ce qui n’est déjà pas si mal. Le rapport constate, et c’est important de le souligner, que l’Etat de droit n’y est pas menacé, que le système institutionnel et la séparation des pouvoirs sont solides. Cela signifie que la République tchèque, ne serait-ce que dans un proche avenir, n’a pas à redouter de voir sa justice se politiser. Toutefois, certains aspects présentent un risque sur le long terme et ils seront évoqués avec les dirigeants tchèques. Car ce rapport est d’abord une mesure préventive, une occasion d’entamer un dialogue sur des problèmes précis.
[…] Nous sommes partis du constat qu’une part importante de la population tchèque n’est pas convaincue de la capacité des institutions à lutter efficacement contre la corruption. C’est là une opinion que nous retrouvons dans plusieurs sondages, par exemple dans le dernier Eurobaromètre. »
Une question se pose cependant : si la corruption apparaît comme massivement répandue dans le pays – du moins aux yeux d’une grande majorité de Tchèques -, seulement 22% d’entre eux affirmaient en 2020 en avoir fait l’expérience dans leur vie quotidienne. 22%, cela peut sembler beaucoup, mais c’est en-dessous de la moyenne européenne à 26%, et bien loin des 60% de pays comme l’Espagne, le Portugal, Chypre ou encore la Grèce. Autrement dit, les Tchèques n’ont-ils pas une vision déformée et tronquée d’une réalité peut-être moins malsaine qu’elle n’y paraît ?
La République tchèque est d’ailleurs une sorte d’anomalie, un point à l’écart dans les graphiques. Mais comment l’expliquer ? Selon le journaliste américain Benjamin Cunningham, qui a longtemps vécu à Prague et collaboré avec plusieurs journaux internationaux, il faut d’abord définir ce qui se cache derrière le terme de corruption pour pouvoir répondre à cette question. Selon lui, certaines pratiques, comme par exemple l’optimisation fiscale – peut-être immorale mais pas illégale –, peuvent être perçues comme de la corruption, alors qu’elles n’entrent pas dans cette catégorie. Autre piste selon lui : le regard que portent les pays d’Europe de l’Ouest sur ceux d’Europe centrale et orientale. Si les programme anti-corruption qu’ils financent sont sans doute nourris de bonnes intentions, selon Benjamin Cunningham ils pourraient avoir un effet performatif, et peut-être même contreproductif :
« Si vous pensez que quelque chose est vrai mais que vous n’en avez pas fait l’expérience, cela ne signifie pas que ce n’est pas vrai, mais que d’autres éléments vous en ont convaincu. Je pense que l’Europe de l’Ouest ou les Etats-Unis ont contribué au récit d’une Europe centrale corrompue, ils l’ont accéléré. En finançant des projets anti-corruption qui sont ensuite diffusés par les médias, l’idée se répand. Pourtant, ce récit s’est partiellement construit sur une réalité historique, notamment suite aux privatisations sauvages dans les années 1990. Mais les ONG et les Etats occidentaux, les donateurs, qui contribuent à ce récit, ne le font pas exprès. Ils ont sans doute de bonnes intentions, mais tout cela nourrit la bête de la perception en quelque sorte. »
Des scandales à répétition
Si la perception de la corruption est forte depuis donc les premières années de transformation économique et politique qui ont suivi la chute du régime communiste, quelques affaires de corruption présumée ont défrayé la chronique sans forcément que les enquêtes n’aboutissent à des condamnations. Les accusations qui visent Andrej Babiš pratiquement depuis son entrée en politique au début des années 2010, sont aujourd’hui évidemment l’exemple le plus marquant de ces affaires qui traînent en longueur.
Une chose est acquise néanmoins : en République tchèque, ses opposants au voient dans la lutte anti-corruption un créneau porteur, une fenêtre pour battre le Premier ministre aux élections législatives en octobre prochain. Ancien directeur de la branche tchèque de TI, David Ondráčka a d’ailleurs abandonné ses fonctions en novembre 2020 pour se lancer dans la fondation d’un parti politique avec Mikuláš Minář, jeune initiateur du mouvement « Un million de moments pour la démocratie » (Million chvilek pro demokracii) qui, en 2019, avait rassemblé plus de 200 000 manifestants dans les rues du pays pour réclamer la démission d’Andrej Babiš.
Rappelons qu’il y a quelques années, un chef d’entreprise milliardaire avait envoyé une lettre à tous les Tchèques. Il lançait alors un mouvement politique dont la lutte contre la corruption constituait l’essentiel du programme. « En vingt ans, j'ai construit la plus grande entreprise privée nationale de République tchèque en partant de rien, sans privatisation et sans corruption […] Je ne fais pas de politique pour l'argent, croyez-moi, je n'en ai plus besoin », affirmait-il alors. Cet homme, c’était Andrej Babiš.