Jacques Rupnik : « Quasiment impossible de trouver un langage commun au sein d'un V4 fissuré »
La réunion des chefs de gouvernement des pays du groupe de Visegrad mardi à Prague a été marquée par les divergences profondes sur l'aide à apporter à l'Ukraine. Le Premier ministre tchèque Petr Fiala et son homologue polonais Donald Tusk sont convaincus qu'il faut soutenir l'armée ukrainienne contre l'envahisseur russe tandis que selon le Hongrois Viktor Orban et le Slovaque Robert Fico, l'aide militaire ne fait que prolonger le conflit et augmenter le nombre de victimes des deux côtés. Au micro de RPI, le politologue Jacques Rupnik est revenu sur ces dissensions au sein du V4.
Jacques Rupnik : « Le partenariat qui existait entre Orban et Kaczynski en Pologne s'est fracturé sur sur la question ukrainienne. Avant son élection, Robert Fico en Slovaquie a fait campagne ouvertement sur l'idée que il n'apporterait pas d'aide militaire à l'Ukraine. Donc, effectivement, nous avons la Slovaquie qui se rapproche d'une position indulgente envers la Russie développée par Viktor Orban et inversement je dirais que la République tchèque est sur une ligne ferme qui va de pair avec avec celle de la Pologne. Le fait qu'il y a eu un changement de gouvernement en Pologne ne modifie pas l'orientation principale de politique étrangère par rapport au conflit en Ukraine. Je dirais que le groupe de Visegrad est fissuré par conséquent va devoir chercher une raison d'être, non pas dans les postures de politique étrangère mais au niveau plus modeste de la coopération régionale. »
Les points de vue divergents sur la guerre en Ukraine sont-ils selon vous irréconciliables ?
« Oui le constat du désaccord est là, c'est clair. Nous avons donc quasiment une impossibilité à trouver un langage commun sur sur la question ukrainienne, sur la guerre menée en Ukraine par la Russie. Alors cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'autres sujets de coopération régionale qui existent, que ce soit les transports, la communication, les questions économiques, les échanges culturels. Il y a un fonds Visegrad basé à Bratislava qui fonctionne très bien qui facilite les échanges culturels, etc. Donc ce n'est pas parce qu'on ne s'entend plus sur les orientations de politique étrangère qu'on ne peut plus rien faire. »
« Il reste l'autre question qui va certainement rendre aussi les choses difficiles : l'évolution en Pologne consiste à effectuer une sorte de démontage d'un régime ‘illibéral’ comme on dit maintenant. Cela concerne très directement la Hongrie et peut-être dans une moindre mesure la Slovaquie et on voit là un deuxième thème de divergence. »
« Donc on doit éviter la politique extérieure avec la guerre que la Russie mène en Ukraine et on va devoir aussi éviter sans doute les questions qui fâchent concernant la démocratie, la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la justice et des médias etc. On a ainsi le groupe de Visegrad véritablement réduit à la portion congrue. Cela ne veut pas dire que ce groupe est inutile, il faut garder cette structure mais avec des ambitions revues à la baisse. »
Un V4 revu à la baisse ou des alliances ad hoc en Europe centrale
Ce groupe est né en 1991 et a été très utile mais déjà à partir du moment où ces quatre pays sont entrés dans l’UE et l'OTAN, il avait perdu de son importance et de son poids. Selon vous, y a-t-il quand même une pertinence à encore se regrouper entre pays d’Europe centrale ? Parce que finalement ils ne sont d'accord que contre l'immigration illégale…
« Ces pays de Visegrad avaient non seulement pour ambition commune la transformation démocratique, l’intégration européenne et puis ensuite, il y avait l'idée qu’ensemble, ils pouvaient davantage peser au sein de l'Union européenne. Mais cela ne fonctionne que si vous avez des politiques convergentes - si vous êtes en divergence ouverte comme c'est le cas maintenant ce sera beaucoup plus difficile. »
« Il y a deux réponses à votre question. Soit Visegrad est revu à la baisse en attendant peut-être qu'un jour, en cas d’alternance politique on retrouve des affinités plus solides pour avoir ses ambitions de peser sur les décisions européennes et puis l'autre idée, c'est de dire, bon Visegrad existe en mode ralenti mais pendant ce temps là, on peut développer d'autres partenariats. Et donc il y a l'idée par exemple suggérée par le Premier ministre tchèque qui avait émis l’idée de coopération avec la Pologne. Mais il allait jusqu'à l'Italie. Il trouvait que le gouvernement italien était un partenaire possible. Il y a ceux qui disent qu’au groupe de Visegrad pourrait être associées aussi l'Autriche et la Slovénie, donc une idée d'Europe centrale élargie et peut-être qu'effectivement il y a là des possibilités. »
« Ses idées avaient été écartées dans le passé parce qu'on pensait qu’il ne fallait pas élargir le groupe de Visegrad car plus vous vous élargissez plus ça devient difficile de fonctionner. L'idée de Visegrad, c'est que justement c'était une institution qui servait uniquement de coordination et qui n'avait pas besoin d'un grand appareil. Mais si on voit que même là ça ne fonctionne pas, pourquoi ne pas s’élargir ad hoc sur tel ou tel sujet avec l'Autriche et la Slovénie si nécessaire, avec d'autres si possible. »
Maintenir une relation privilégiée avec la Slovaquie
Si maintenant on se centre sur la Tchéquie, quels intérêts peut-elle faire valoir au sein du V4 ?
« Je crois que la République tchèque va veiller à ce que le groupe de Visegrad perdure, à ce qu'il fonctionne et à ce que les points de friction soient limités. Par exemple, il y a une divergence claire avec la Slovaquie sur la guerre en Ukraine mais on va certainement chercher à la minimiser. C’est très important pour les Tchèques de préserver une relation privilégiée avec la Slovaquie donc je crois qu’on va mettre en sourdine les divergences et faciliter le dialogue. Les divergences existent, elles se sont exprimées même à la veille du sommet consacré à l'Ukraine qui vient d'avoir lieu à Paris. Robert Fico se dit très inquiet devant la tournure militariste que prend la riposte européenne tandis que du côté tchèque on est très satisfait d'une réunion et du fait que l'initiative tchèque pour coordonner en quelque sorte les pays qui vont fournir les munitions qui manquent à l'Ukraine ait été validée. La Tchéquie est donc à l’initiative d’un projet dont la Slovaquie et la Hongrie ne feront pas partie. »
La relation entre ces pays du V4 va donc varier énormément en fonction des personnalités et des partis qui sont au pouvoir. Pour la Tchéquie est-ce que la relation avec ses voisins pourrait fondamentalement changer en cas d'un potentiel retour au pouvoir d’Andrej Babiš ?
« Certainement, les équilibres politiques internes déterminent l'orientation de la politique du pays donc si vous avez comme en Slovaquie une alternance avec Fico qui retourne au pouvoir on constate bien que cela change la politique slovaque vis-à-vis de l'Ukraine. Je vois quand même que Fico prend des précautions à ne pas trop se démarquer. Il ne va pas aussi loin qu’Orban parce qu'il a le souci de préserver une sorte de consensus minimum. »
« Même chose pour la République tchèque s'il y avait une alternance politique, il y en aura une un jour c'est ça le propre de la démocratie. On ne sait pas si ce sera Babiš, mais si c'était lui, bien entendu il y a de fortes chances que la politique étrangère connaisse un infléchissement dans un sens qui irait plus dans le sens de ce que fait la Slovaquie aujourd'hui. Vous pourriez dire à ce moment-là que Babiš - qui est slovaque d'origine - ordonne une sorte de rapprochement tchéco-slovaque. Voilà, je ne sais pas si c'est nécessairement une chose à souhaiter mais oui, il y aura un changement de même que sur d'autres questions comme l'intégration européenne. »
« On est à la croisée des chemins. Et tout comme l'alternance en Slovaquie a des conséquences en politique étrangère, si c'était le cas en République tchèque, il y aurait aussi des répercussions, pour le groupe de Visegrad mais aussi plus généralement pour l'attitude du pays vis-à-vis de l'Union européenne. »