Le sarrasin : un plat du pauvre revenu au goût du jour en Tchéquie
Pseudo-céréale que les Français associent généralement aux galettes de Bretagne, le sarrasin a longtemps été un aliment quotidien pour les familles modestes vivant dans certaines régions peu fertiles de Moravie. Depuis une trentaine d’années, il fait l’objet d’un regain d’intérêt… partout en Tchéquie.
« Pohanka » : si vous détestez la malbouffe, vous connaissez certainement cette graine depuis un certain temps ; sinon, vous l’avez probablement au moins aperçue au rayon diététique des supermarchés tchèques. En effet, depuis quelques années, le sarrasin – car c’est de lui que l’on parle – revient sur le devant de la scène même dans les régions de Tchéquie qui l’avaient délaissé au cours du XXe siècle au profit de céréales dites plus nobles…
Pourtant, aux XVIe et XVIIe siècles, le sarrasin était particulièrement populaire en Moravie, notamment dans la région de Těšín et dans le massif des Beskides ainsi qu’en Valaquie morave. En Valaquie morave où se trouve d’ailleurs aujourd’hui la seule et unique minoterie de Tchéquie à se consacrer uniquement au sarrasin – et ce à raison de 600 à 800 tonnes par an : le moulin Šmajstrla, situé à Frenštát pod Radhoštěm. Pavel Šmajstrla, qui représente la cinquième génération de meuniers de ce moulin familial mis en service en 1861, revient sur la culture du sarrasin dans sa région :
« En Valaquie morave, le sarrasin a toujours été cultivé. Car les terres ici sont rocailleuses, et tout sauf riches. Or le sarrasin a d’excellentes caractéristiques : avec son remarquable système racinaire qui lui permet de puiser les éléments nutritifs des sols rocailleux, il pousse et se cultive très bien sur les sols pauvres. De plus, le sarrasin est une graine qui peut se conserver longtemps : ne contenant aucune graisse, elle ne rancit pas ; ne contenant aucune eau, elle ne moisit pas. Ainsi, si elle est bien stockée, elle peut rester intacte pendant des années. D’ailleurs, une cliente nous a raconté qu’elle avait fini de consommer du sarrasin datant des années 1970… presque 40 ans plus tard ! »
Et la sœur de Pavel Šmajstrla, Anna Dvořáková, de se souvenir que leur grand-père disait que le sarrasin pouvait pousser « sur la caillasse » – et c’est bien vrai, dit-elle : les graines de sarrasin échappées du moulin trouvent toujours un moyen de germer et de pousser, même dans la cour entièrement bitumée…
Un aliment venu de loin
Rien d’étonnant, d’ailleurs, puisque ce végétal trouve son origine sur des terres largement moins fertiles que la Moravie-Silésie : les hauts plateaux du Népal et du Tibet… La première mention de sa présence sur les terres de Bohême et de Moravie remonte, selon les sources, à l’année 1596 (dans l’herbier du botaniste italien Pietro Andrea Mattioli) ou à l’année 1676 (dans les chroniques municipales tenues par Samuel Bánoczy, maire de Vsetín). Les archéologues, pour leur part, ont trouvé des traces de cette plante dans les environs d’Opava – des traces dont ils estiment qu’elles datent du XIIe siècle. Mais alors, quand et comment le sarrasin est-il arrivé en Europe centrale ? Pavel Šmajstrla :
« Le sarrasin est arrivé en Europe centrale au XIIe siècle, apporté par les Tatars, des envahisseurs mongols qui ont traversé la Moscovie pour arriver jusqu’en Moravie, où ils se sont installés. A la différence de la Bohême de Venceslas Ier, la Grande-Moravie était divisée et n’a donc pas pu s’allier pour résister aux Tatars… C’était des gens plutôt petits et musclés, et ils se nourrissaient d’une petite graine qui leur procurait force et énergie. Les Tatars sont repartis, mais nos ancêtres ont conservé cette graine. Ne sachant pas quel nom lui donner, ils ont décidé de l’appeler ‘pohanka’ en référence aux païens (‘pohani’) qu’étaient les Tatars. »
Le terme français, « sarrasin », pourrait d’ailleurs lui aussi faire penser à l’origine étrangère – et non chrétienne – de la plante. Néanmoins, il s’agirait en fait plutôt d’une allusion à la teinte foncée des graines, car comme vous le savez maintenant, ce ne sont pas les Arabes (les Sarrasins, donc), mais les Mongols qui l’ont apporté en Europe centrale – et qui ont ainsi rendu possible son arrivée en France…
Bretagne et Moravie, même combat ! ou presque…
Rien à voir avec le facteur que Jacquouille la fripouille rencontre dans le film Les Visiteurs (1993) : le sarrasin qui fait l’objet de notre article est une pseudo-céréale produite par une plante herbacée à tige rouge, droite et rameuse, et à fleurs blanc rosé en grappes, dont les graines noires, de forme triangulaire, sont très farineuses. C’est d’ailleurs sous forme de farine qu’il est principalement utilisé en France, notamment comme ingrédient principal des galettes – de sarrasin, donc, ou – si vous préférez – de blé noir. Et si vous avez l’impression que le goût de la farine de sarrasin achetée en République tchèque n’est pas aussi prononcé que celui de la farine que l’on trouve dans le commerce en France, sachez que vos papilles ne vous trompent pas ! Pavel Šmajstrla :
« Oui, le sarrasin cultivé en France est différent de celui qu’on cultive en République tchèque : en France, il ne s’agit pas de variétés décorticables, aux graines plus grosses, mais de graines très petites, à peine plus grosses que du millet. Elles sont donc moulues entières, avec leur cosse, pour en faire la farine complète utilisée par exemple pour les galettes de blé noir de Bretagne. La farine ainsi obtenue est foncée, avec des petits points noirs qui sont en fait la cosse du sarrasin. Notre gamme de produits comprend aussi de la farine de ce genre, mais la farine de sarrasin raffinée, plus douce en goût, est plus courante dans notre pays. »
Rien ne se perd, tout se transforme
Pour décortiquer le sarrasin, il existe deux techniques : le traitement mécanique, qui préserve toutes les vitamines et le goût original de la graine, est celui utilisé à la minoterie Šmajstrla. Aussi appelées « balle de sarrasin », les cosses séparées de l’amande des graines de sarrasin peuvent être utilisées en tant que rembourrage dans des coussins, pour faire des infusions (excellentes pour les artères) ou encore… en tant que combustible dans une chaudière biomasse, comme c’est le cas à la minoterie Šmajstrla.
La seconde technique de décorticage consiste en un traitement thermique des graines, qui les rend plus foncées et leur donne un petit goût grillé. Elle est privilégiée plus à l’est de l’Europe, le sarrasin ainsi décortiqué étant un grand classique de la gastronomie russe, entre autres. En France, on le trouve vendu en général sous le nom de « kasha » – retranscription du russe « каша », terme qui désigne les préparations culinaires traditionnelles à base de sarrasin, mais qui signifie à l’origine « bouillie ». La bouillie de sarrasin étant d’ailleurs traditionnellement consommée en Moravie aussi – entre autres nombreuses formes de préparations ! Car Pavel Šmajstrla se souvient que son grand-père lui racontait qu’en Valaquie morave, on mangeait autrefois du sarrasin au déjeuner six fois par semaine – il n’y avait que le dimanche que l’accompagnement était autre…
Au moulin… et au four
Depuis l’époque du grand-père – et des chansons populaires mettant les céréales à l’honneur, comme ici Oj, žito, žito ici interprétée par Jiří Pavlica & Hradišťan (album Od večera do rána, 1984) –, les habitudes alimentaires ont bien changé… Mais les classiques graines de sarrasin entières, sarrasin concassé et farine de sarrasin restent les produits les plus vendus par le moulin Šmajstrla. Avec cependant, ces dernières années, un intérêt croissant pour leur gamme de produits transformés : croustilles de sarrasin nature, parfum yaourt, cannelle ou fraise, préparations pour bouillie instantanée nature ou aux fruits, ou encore pousses de sarrasin. D’une façon générale, la demande en sarrasin toutes formes comprises a connu une nette augmentation depuis les années 1990, explique Pavel Šmajstrla :
« Après la révolution de Velours et le changement de régime, les gens ont commencé à s’intéresser à leur alimentation, à prendre soin de leur santé. Et le sarrasin s’est retrouvé sur le devant de la scène, car on sait depuis longtemps qu’il est très digeste, qu’il est riche en vitamines, mais aussi en rutine, qui élimine le cholestérol du sang en nettoyant les vaisseaux sanguins. Après la révolution, on a constaté un boom de la diététique ; par ailleurs, on a vu arriver des maladies liées au style de vie telles que l’entéropathie au gluten (ou maladie cœliaque). Les personnes ne supportant pas le gluten sont de plus en plus nombreuses, ce qui contribue encore plus à faire valoir le sarrasin. »
Une pseudo-céréale aux super-pouvoirs
Rutine, potassium, phosphore, calcium, fer, cuivre, manganèse, zinc, vitamines du groupe B, choline, tocophérol (vitamine E), mais aussi acides gras insaturés : le sarrasin est un aliment riche, et aux multiples bienfaits ! Outre son action sur le cholestérol, il a un effet positif sur le fonctionnement du système digestif. De plus, il soulagerait les varices et les hémorroïdes, réduirait le risque d’infarctus et d’accident vasculaire cérébral, régénérerait les cellules du foie… Pavel Šmajstrla conseille donc de le consommer sans modération. D’autant que sa préparation est extrêmement simple !
« Le sarrasin peut parfaitement remplacer le riz dans toutes vos recettes habituelles, et sa préparation est bien plus simple que celle du riz, car il n’a pas besoin d’autant de cuisson. Pour ma part, je verse du sarrasin dans de l’eau bouillante, je couvre la casserole puis je l’enveloppe dans une couverture ou une couette pendant 15-20 min, et c’est tout. Il faut faire bouillir la graine le moins longtemps possible, afin de préserver non seulement la rutine, mais aussi les autres nutriments qu’elle contient. Nous proposons également du sarrasin concassé qu’il suffit d’ajouter aux bouillons, au yaourt… sans qu’aucune cuisson ne soit nécessaire. »
« Ma façon préférée de consommer le sarrasin, c’est en accompagnement, tout simplement. En accompagnement de n’importe quel plat ! J’aime également le sarrasin cuit au four avec de la saucisse et du chou, ou encore le poulet farci au sarrasin – c’est une recette de famille… Et au petit déjeuner, j’aime bien manger de la bouillie de sarrasin avec des fruits et des pousses de sarrasin, un produit de notre gamme qui constitue un petit déjeuner délicieux et très bon pour la santé. »
D’ailleurs, si vous êtes lassé des galettes de blé noir, vous trouverez sur le site du moulin Šmajstrla une sélection de recettes à base de sarrasin aux saveurs tellement typiques de l’Europe centrale : accompagné de chou, de choucroute et/ou de charcuterie pour les recettes salées ; avec des graines de pavot pour les recettes sucrées !
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Moravie-Silésie
Région marquée par l’exploitation du charbon et les aciéries. Patrimoine industriel et randonnées en montagne. Région natale de Sigmund Freud et Leoš Janáček.