Élu en 2018 meilleure œuvre de prose des 100 dernières années par les auditeurs de la chaîne publique culturelle Vltava, le roman Válka s mloky (La Guerre des salamandres) de Karel Čapek (1890-1938) est aussi drôle que perturbant. Si cette histoire de prise de pouvoir totalitaire par des salamandres marines géantes a déjà presque un siècle, nous verrons qu’elle est loin d’être démodée, et que sa notoriété a dépassé les frontières. Pour cela, nous donnerons la parole à des professionnels du monde du théâtre.
Conte philosophique entre science-fiction et politique-fiction publié pour la première fois en 1935-1936, La Guerre des salamandres raconte tout d’abord la découverte, dans l’océan Pacifique, de créatures semblables aux salamandres par le capitaine Van Toch, un marin de la trempe du capitaine Haddock. Van Toch établit alors un système d’échange, qui consiste à fournir aux salamandres des couteaux pour tuer les requins qui les déciment. En contrepartie, les salamandres récoltent des perles et les remettent au capitaine Van Toch. Celui-ci invite par la suite une riche connaissance, G. H. Bondy, à investir dans le transport des salamandres entre différentes îles, pour récolter encore plus de perles.
Après la mort de Van Toch, la compagnie de Bondy abandonne le marché des perles pour vendre les salamandres comme main d’œuvre. C’est ce que détaille la deuxième partie du roman, conçue comme un genre de revue de presse d’articles parus dans le monde entier à propos des salamandres et présentant ces animaux d’un point de vue scientifique, commercial et éthique. Cependant les salamandres évoluent rapidement, pour finalement menacer les humains, en voulant détruire les continents pour créer plus de territoires sous-marins.Les humains sont encouragés à céder eux-mêmes leurs terres, à la demande de Chief Salamandre. Mais ils refusent, ce qui déclenche finalement la guerre des salamandres, dont différents incidents et batailles sont relatés dans la troisième partie du livre. Les humains en sortant toujours perdants, le livre se termine sur un bouleversement complet de l’ordre mondial et une vision apocalyptique du monde.
Un écrivain nommé sept fois pour le prix Nobel
Pavel Janáček, de l’Académie tchèque des sciences, estime que La Guerre des salamandres est le seul des livres de Karel Čapek qui aurait pu permettre à l’auteur d’obtenir le prix Nobel de littérature, pour lequel il a été proposé sept fois entre 1932 et 1938. S’il n’a au final jamais été récompensé, c’est sans doute en partie à cause de sa critique trop farouche du national-socialisme. Et c’est pour cette même raison que La Guerre des salamandres a été peu diffusée à l’époque de sa parution en tchèque. Ainsi les lecteurs francophones n’ont pu la découvrir qu’en 1960, grâce à la traduction de Claudia Ancelot. Traduction qui a d’ailleurs récemment fait l’objet d’une réédition, en 2012 aux éditions La Baconnière. Cette réédition permet ainsi aux Français de redécouvrir Karel Čapek, auteur dont ils ont peut-être déjà pu lire le roman anti-utopique La Fabrique d’absolu, le récit de voyage Voyage vers le Nord, le livre pour enfants Dachenka ou la vie d’un bébé chien, ou encore la pièce de théâtre R.U.R., entre autres nombreuses œuvres traduites en français.
« Nous sommes un État neutre ; elles ne peuvent rien contre nous »
Robin Renucci, le directeur du centre dramatique national Les Tréteaux de France, a choisi de mettre en scène La Guerre des salamandres dans le cadre d’un cycle de pièces de théâtre sur le thème des ressources, de la richesse et de la production de celle-ci. Sa troupe joue l’œuvre de Čapek sur tout le territoire français, y compris d’outre-mer, depuis 2018.
« La Guerre des salamandres témoigne de l’esprit visionnaire de l’auteur qui, en 1936, prévoit ce que deviendra la planète d’un point de vue écologique et géopolitique, tout cela dans un univers de science-fiction. Et de façon véritablement étayée, puisqu’il donne des détails d’inondations, d’incendies, de cataclysme écologique. Avec aussi la question de la prolétarisation des salamandres, qui remplacent le travail de l’homme puis vont se révolter contre l’homme après avoir réussi à se fédérer, à se syndiquer. Pour moi, tout cela en fait une pièce qui parle de la finitude de la Terre, et qui permet de prendre des décisions – ou en tout cas de se conscientiser sur l’avenir de la planète. »
L’humanité poussée dans ses retranchements
Abordant des thèmes très divers tels que l’appât du gain, le nationalisme, le racisme, le capitalisme, l’exploitation d’autrui et de la nature, le monde de la presse, la mondialisation économique, ce roman dystopique offre de nombreux angles de mise en scène. Près de quatre-vingt ans après sa parution initiale, David Košťák a adapté La Guerre des salamandres pour le théâtre pragois D21 :
« Il y a des livres qui offrent directement une situation dramatique, pour lesquels j’aime dire que l’adaptation est en grande partie une affaire de copier-coller. Ce n’est pas le cas de La Guerre des salamandres : le livre offre bien des images de théâtre, mais pour ce qui est du thème, il m’a fallu l’appréhender. En tant qu’auteur qui écrit ses propres textes, ce qui était intéressant pour moi avec ce livre, c’est qu’il m’a fallu adopter une position. »
« Pourquoi la nature devrait-elle corriger les erreurs que les hommes ont commises ? »
« Je pense que la diversité des formes littéraires du livre – la forme journalistique, des pamphlets, une scène du quotidien – correspondait bien au cabaret : on peut y faire figurer un magicien, une chanson, du comique de scène… Mais oui, c’est aussi une façon de raconter avec un peu de détachement, un peu d’humour. »
L’adaptation qu’Evelyne Loew a réalisée pour les Tréteaux de France est radicalement différente :
« En France, il y a eu plusieurs tentatives d’adaptation qui ont échoué, à cause des sens multiples de cette œuvre : on peut en faire une réflexion sur le nazisme, sur le totalitarisme, sur le milieu scientifique, sur la langue… Les pistes sont très nombreuses. Pour ma part, j’ai fait le choix volontaire – mais déchirant – de l’écologie, qui me paraissait le thème le plus prémonitoire, qui est étonnant pour l’époque de Čapek mais qui aujourd’hui est un thème explosif. J’ai tiré le fil écologique, notre rapport à la nature et aux animaux : quand on exploite à mort la nature, cela fait un effet boomerang et cela nous retombe sur le nez. Dans notre adaptation, les costumes sont des années 1930, mais tout le propos est sur l’écologie, les lanceurs d’alerte, le dérèglement de la nature, comment les journalistes sont à l’avant-garde de la conscientisation de la société. C’est cet aspect-là que j’ai privilégié dans l’œuvre. Et ça marche très bien ! »Si le message de Karel Čapek, déjà alarmiste en 1936, est encore plus pressant en 2020, le ton de l’œuvre est loin d’être grave. Evelyne Loew a particulièrement apprécié « la glose » de l’auteur, son « analyse du langage et de l’emprisonnement par les mots ». Dans son adaptation pour les Tréteaux de France, elle a souhaité conserver le discours plein d’ironie de Čapek, et a par exemple choisi de rendre les rapports de faux congrès scientifiques et les déclarations politiques« extrêmement amusantes et très probables » du roman par des interventions régulières de journalistes, qui invitent des personnalités politiques ou scientifiques pour parler de la problématique des salamandres « avec des mots savants, presque clownesques ».
Quant au cabaret des salamandres du théâtre D21, David Košťák explique qu’il a choisi d’attribuer la langue originale du livre de Čapek aux salamandres alors que les autres personnages ont un parler plus contemporain. La confrontation de ces deux niveaux de langue est tout bonnement hilarante, comme dans le numéro mettant en scène un couple de Tchèques en vacances au bord de la mer, surpris dans leur pique-nique d’escalopes panées par l’arrivée d’une salamandre ayant appris le tchèque dans un manuel.Outre l’humour souvent grinçant et auto-dérisoire, les références à la culture tchèque et les allusions parfois stéréotypées sont nombreuses. Avec l’exclamation « Dieu merci, nous n’avons pas de littoral ! », répétée à plusieurs reprises dans le cabaret du théâtre D21, David Košťák a par exemple voulu souligner l’absence de bord de mer de la République tchèque et la frustration que cela représente pour beaucoup de Tchèques, tout en faisant le parallèle avec l’actualité en Europe :
« C’est quelque chose auquel on fait souvent référence, ‘Si seulement on avait la mer…’ Mais alors qu’on parle actuellement beaucoup de crise migratoire, qu’on s’imagine ces bateaux, tout ce méconnu qui nous arrive par les flots, il m’a semblé intéressant qu’enfin on se rende compte de l’intérêt de ne pas avoir de mer. »
« Dieu merci, nous n’avons pas de littoral ! »
Mais la tranquillité des Tchèques semble malgré tout menacée, car le roman s’achève sur l’apparition d’une salamandre dans la rivière Vltava…
« Čapek dit que les totalitarismes sont aux aguets du populisme »
Pour Robin Renucci, le message que Karel Čapek a voulu passer en écrivant La Guerre des salamandres est clair :
« Il dit que les totalitarismes sont toujours aux aguets du populisme, et que la solution, c’est la question de l’intérêt général, du discernement et de la non-exploitation de l’homme par l’homme. Si [en 1936] Karel Čapek n’a pas de vision absolue des camps de concentration, il sait très bien qu’un pouvoir totalitaire est en train d’arriver, que cela est toujours basé sur la famine, la misère, l’exclusion, le rejet de l’autre, le pouvoir qui se nourrit du subalterne et l’affaiblissement de certains au profit de ceux qui détiennent ce pouvoir. Et il s’agit surtout toujours d’enjeux financiers – les banquiers – et médiatiques. Il nomme précisément ce qu’est la télévision, le cinéma, le pouvoir de l’image, de la presse. Il nous donne tous les éléments du capitalisme court-termiste, dont l’antidote serait une capacité à agir dans l’intérêt général, à être collectif, et non dans l’intérêt privé, la démesure du profit personnel. »En dépit de l’ancrage géopolitique du roman dans l’époque à laquelle il a été écrit – celle précédant la Seconde Guerre mondiale, le message humaniste de Karel Čapek est donc toujours d’actualité. C’est pour cette raison que les Tréteaux de France prolongent chaque représentation par un débat visant à donner au public la possibilité d’exprimer leur esprit critique. Une approche qui n’aurait certainement pas déplu au journaliste qu’était aussi Čapek.