« Zabijačka » : reportage en Moravie, où l’on tue encore le cochon en famille
Activité artisanale très couramment pratiquée dans les communes rurales, événement festif au caractère plus folklorique dans les villes, tuer le cochon reste une tradition de l’hiver bien vivante en Tchéquie. Reportage dans un petit village de Moravie pour découvrir cette coutume populaire ancestrale.
À mi-chemin entre Olomouc et Ostrava, Partutovice est, avec ses 500 habitants, un petit village typique de la campagne morave. En ce samedi de février, la famille Maršálek nous y accueille à bras ouverts.
Même si elle peut apparaître comme un anachronisme au XXIe siècle, à Partutovice comme ailleurs en Tchéquie, la tradition du tue-cochon (« zabijačka » en tchèque), pratique autrefois de subsistance, perdure. En dépit de la popularité des tuailles un peu folkloriques mises en scène dans une forme aseptisée par certains restaurants ou dans le cadre de festivités communales, la tendance, ces dernières années, est malgré tout à la baisse, en raison notamment du désintérêt des jeunes générations.
Quelques jours avant le mercredi des Cendres – qui dans la culture chrétienne marque le début du Carême et la fin de la période des réjouissances populaires de type carnaval et tue-cochon, justement – nous nous sommes donc rendus à Partutovice pour, une fois la bête abattue par le boucher, donner un coup de main à la préparation des diverses cochonnailles.
Cette année, la baignoire en bois (« troky ») remplie d’eau chaude est presque trop petite pour contenir le cochon de la famille Maršálek, qui vient d’être saigné. C’est que l’animal fait quelque 240 kg ! Une petite dizaine de proches et amis sont réunis pour en transformer la viande, les abats, le sang et le gras. Mais tuer un cochon à la maison, cela ne s’improvise pas, comme l’explique František Maršálek :
« Tout doit être préparé au préalable : les différents condiments et ingrédients, des casseroles, et aussi le lieu où la viande va être transformée. Il faut libérer l’espace pour pouvoir y déposer des choses, prévoir des bassines en bois pour laver la viande, etc. Le moment venu, on sort le cochon de la soue. Il faut s’assurer qu’il ne s’échappe pas, par exemple en l’attachant à un anneau fixé dans le mur, mais s’il y a assez de personnes présentes, ce n’est pas nécessaire, on peut le maîtriser. On l’abat, puis il faut le saigner et racler sa peau pour en retirer la soie. Après, on le pend par les pattes arrière à un crochet, puis on procède à la découpe. »
Pour abattre le porc, František Maršálek a fait appel à une personne expérimentée. Autrement employé dans une entreprise de pompes industrielles dans la petite ville voisine de Hranice, Karel Klezla explique que c’est pendant son service militaire qu’il a appris à manier le pistolet d’abattage et l’art de la découpe :
« C’est à l’armée que j’ai appris tout ça. Ils manquaient de bras à l’abattoir, alors on allait donner un coup de main. J’ai continué après l’armée et maintenant, ça fait 40 ans que je fais ça. »
« Comme un cochon dans le seigle »
Acheté pendant l’été, le cochon est nourri jusqu’à atteindre le poids d’abattage désiré. Le saindoux restant, en ces terres au climat continental, un aliment très utilisé dans la cuisine, les cochons en Tchéquie sont généralement engraissés jusqu’à devenir énormes. Chaque famille a sa façon de procéder : beaucoup nourrissent leur cochon de restes alimentaires et de vieux pain, mais František Maršálek préfère, lui, un régime qu’il qualifie de « traditionnel » : des pommes de terre, des orties et du trèfle, des pommes et des poires crues ou cuites selon la saison. Et pour engraisser le porc, ce sont des céréales concassées qui sont utilisées, et notamment de l’orge, car il « forme la structure de la graisse ».
Traditionnellement, on tue le cochon entre décembre et février, pendant les mois les plus froids. Une période intense pour Karel Klezla, qui est ainsi occupé tous les week-ends, voire parfois aussi les vendredis. Il affirme d’ailleurs que l’on fait de plus en plus appel à ses services : en tout, c’est une cinquantaine de cochons qu’il tue chaque année. Mais selon lui, ce n’est pas parce que cela revient à la mode dans les familles de Bohême et de Moravie contemporaines : c’est plutôt parce que le nombre de tueurs – un savoir-faire qui autrefois se transmettait de génération en génération – diminue. D’ailleurs, les derniers chiffres de l’Institut tchèque de la statistique confirment cette tendance : de 125 000 porcs abattus chez des particuliers en 2012, le nombre était descendu à 93 000 en 2022 pour l’ensemble du pays.
Le tueur de cochon n’est pas seulement responsable de l’abattage de l’animal. C’est aussi lui qui gère la transformation des différentes pièces de viande en fonction des goûts et désirs de chaque famille. František Maršálek dresse la liste des mets porcins préparés cette année :
« Nous mangeons le cervelet le jour même, cuit à la poêle avec des œufs brouillés. Il y en a qui trouvent cela répugnant, mais d’un point de vue médical, c’est une partie du corps comme les autres… Ensuite, on cuit certaines viandes et abats, et puis on prépare les classiques ‘jitrnice’ [sorte d’andouille] : habituellement, les boyaux sont remplis d’un mélange de viande et de riz ou de pain blanc, mais nous, nous avons l’habitude d’utiliser du sarrasin – ce qui est assez courant en Slovaquie et en Pologne. Nous préparons également du ‘prejt’, ou des ‘jelita’ [boudins noirs], à base de sang et traditionnellement d’orge mondé – mais là aussi, nous utilisons du sarrasin. Et puis nous faisons aussi de la ‘tlačenka’ [fromage de tête] et des saucisses, ainsi que de la soupe, et les os servent à préparer du bouillon. En fait, le boucher transforme le cochon en fonction des habitudes de chaque famille. »
Tout est bon dans le cochon
La tue-cochon est une expérience intense pour tous les sens : dans la petite pièce où l’on conditionne le maigre et le gras, le moulin broie des kilos d’oignons et d’ail, puis d’abats. On réaffute les couteaux, on tranche et on coupe, on assaisonne la chair, on embosse « jelita » et « jitrnice »... Baignant toute la journée dans des vapeurs graisseuses et carnées, les commis charcutiers d’un jour n’ont pas forcément goût à la bidoche : c’est là qu’ils apprécient les « bábovky », « buchty » et autres gâteaux et pâtisseries préparés pour l’occasion ! Et sans pour autant interrompre sa tâche, chacun y va de sa petite anecdote de « zabijačka » : Karel Klezla se souvient par exemple avoir eu à chasser un cochon fuyard jusque sur la route !
Dans l’effervescence qui règne généralement lors des « zabijačky », une bourde est vite arrivée. Heureusement, cette année, chez les Maršálek, pas de casserole de sang renversée ni de morceau de viande noble jeté par mégarde sur le tas de fumier ! Et à l’issue de la journée de travail, le sol de la pièce fraîche servant au stockage temporaire est recouvert de morceaux de viande et de charcuterie de toutes formes et couleurs. De quoi nourrir les cinq membres de la famille pour l’année à venir… à condition, bien entendu, de ne pas manger du porc à tous les repas.
D’après František Maršálek, environ 85 % du corps du cochon est consommé par les humains, le reste, comme les pattes, étant parfois donné aux chiens ou aux poules. Autrefois, même la vessie du porc était utilisée : rincée puis gonflée et séchée, elle faisait une excellente tabatière, comme s’en souviennent les anciens.
Tuer le cochon est une affaire de famille : s’ils le souhaitent, les enfants Maršálek sont présents. Fascinés et intimidés à la fois, ils ont un statut essentiellement d’observateurs, mais ils peuvent aussi être envoyés illico presto à l’épicerie du bourg pour, par exemple, acheter la ficelle manquant pour nouer les poches contenant la « tlačenka ». František Maršálek se souvient bien des « zabijačka » de son enfance, mais pas pour la raison que l’on pourrait croire :
« Pour moi, c’était quelque chose de normal, parce que c’était quelque chose d’habituel, que je connaissais depuis tout petit. Bien sûr, personne n’aime voir un animal souffrir, mais cela se fait de façon à ce que l’animal ne souffre pas. Si ces tue-cochons étaient traumatisants, c’est seulement parce que, de façon générale, c’est le genre d’événements où l’on consomme beaucoup d’alcool. Dans notre région, c’est une tradition profondément ancrée : on boit énormément. Donc, si j’en ai gardé un traumatisme, celui-ci est plutôt lié au fait que les gens se soûlaient. Mais pas au fait en tant que tel de tuer le cochon, ni d’en transformer la viande. »
La sœur de František Maršálek, Kristina Mezereková, vit pour sa part à Prague, avec son mari algérien et leurs quatre enfants, tous de confession musulmane. Ce week-end, elle est venue à Partutovice avec les deux plus jeunes. Elle tient à ce qu’ils assistent à la « zabijačka » familiale, même s’ils ne mangent pas de porc :
« C’est vraiment important, parce que ce sont nos enfants à nous deux – à mon mari et à moi – et je veux qu’ils connaissent nos deux cultures. La ‘zabijačka’, ça fait partie de ma vie et de mon enfance, et je veux qu’ils sachent comment j’ai vécu. Qu’ils assistent et participent à une ‘zabijačka’ ne veut pas dire qu’ils trahissent leur religion. »
L’abattage d’un cochon à domicile est réglementé par la loi. Si aucune autorisation des autorités vétérinaires n’est nécessaire, un article spécifie que les produits issus de l’abattage à domicile de l’animal ne peuvent être consommés que par « les personnes faisant partie du ménage du propriétaire ou de ses proches ». Toute commercialisation de la viande et des cochonailles est donc interdite. Mais comme le veut la tradition de la « výslužka », il est possible d’en offrir. František Maršálek :
« La ‘výslužka’ est une tradition qui était courante autrefois, lorsque les gens menaient une vie davantage de proximité. Ils ne quittaient pas leur région et restaient vivre dans leur village, ou tout au plus partaient-ils vivre dans le village voisin. Il était courant d’élever des animaux : des porcs, des bovins ou des chevaux, ou même des ânes. Chacun abattait ses bêtes à un moment différent, et les gens s’entraidaient les jours de tuerie. En contrepartie de ce coup de main, on donnait des produits de charcuterie. Parce que de la viande, si tout le monde en avait puisque chacun élevait ses propres bêtes, en revanche, les produits de la ‘zabijačka’ sont meilleurs quand ils sont frais. Le sens de la ‘výslužka’, c’était ça : faire plaisir à quelqu’un en lui offrant un produit frais, et cette personne vous le rendait éventuellement à un autre moment. Moi, c’est quelque chose que je continue à faire avec la famille proche et mes collègues de travail. »
Si la « zabijačka » était autrefois une occasion de se retrouver en famille et un moment d’échange, František Maršálek admet que la société tchèque a aujourd’hui d’autres centres d’intérêt : vu la profusion d’expériences et de divertissements qui lui sont offerts, la perspective d’une journée de labeur et de parlotte est devenue moins séduisante. Et ce d’autant moins que le cochon émet une odeur « pas mauvaise, mais intense, et que les gens ont du mal à supporter », précise František en citant son professeur de l’Université d’agriculture de Brno. Avant de conclure : « Par contre, l’odeur de l’escalope panée, ça, tout le monde la supporte ! »
Si cette année, vous n’avez ni l’occasion de participer à une « zabijačka », ni la chance de recevoir une « výslužka », voici un lot de consolation : un « opéra comique en trois actes et deux plats » intitulé « Tue-cochon : avoir faim, c’est toujours déplorable ; se remplir le ventre, c’est indispensable » sera joué, les 1er et 2 mars, au théâtre Vzlet, dans le quartier de Vršovice à Prague (« Zabijačka – Hladový je vždycky smutný, nacpat bříško, to je nutný »). Une représentation qui promet d’être goûtue !