Au Centre tchèque de Tokyo, le Japon vu par des étudiants tchèques en bande-dessinée

Iogi

Jusqu’au 2 juillet, le Centre tchèque de Tokyo expose le projet un bande-dessinée des étudiants de la Faculté de design et d’art Ladislav Sutnar à Plzeň. Dans le cadre d’un exercice original, ils ont représenté la vie quotidienne des Japonais à partir de textes écrits par le poète franco-tchèque Jean-Gaspard Páleníček, installé à Tokyo depuis quelques années. Les projets sélectionnés ont également fait l’objet d’un livre de bande-dessinées en français, tchèque, anglais et japonais. Au micro de RPI, Jean-Gaspard Páleníček est d’abord revenu sur le titre de la BD, Iogi :

Jean-Gaspard Páleníček | Photo: ČT24

« Iogi était un village à l’ouest de Tokyo, qui a intégré la ville après la Seconde Guerre mondiale définitivement. Il n’en reste que le nom, celui d’une gare dans le quartier de Suginami où je vis aujourd’hui et où je me rends régulièrement depuis 15 ans pour des raisons familiales et amicales. Dans ce livre de bande-dessinée sur le Japon, où l’accent a été mis sur l’aspect vie ordinaire, avec une volonté marquée de s’éloigner des images reçues, plus ou moins justes mais communes en Occident, une grande partie des récits se déroulent dans ce quartier, autour de la gare de Iogi. C’est un nom qui peut paraître un peu mystérieux pour les Occidentaux, mais aussi pour les Tokyoïtes qui souvent ne connaissent pas ce nom. Mais c’est un choix volontaire, cela marque l’aspect quartier résidentiel, vie quotidienne, très loin des gratte-ciels. Il faut imaginer le Tokyo de tous les jours, soit une sorte de village gigantesque, démesuré, fait de maisons en bois qui n’ont pas plus d’un étage, collées les unes aux autres, fait de relations de voisinage qui se rapproche plus de la vie de village que de celle d’une mégalopole. C’est cet aspect-là que le titre évoque de façon assez forte. »

Iogi | Photo: Alexander Dym,  Faculté de design et d’art Ladislav Sutnar

Rappelons que ce projet est le résultat d’un travail des étudiants de la Faculté de design et d’art Ladislav Sutnar à Plzeň. Leurs dessins ont été réalisés à partir de vos textes. Peut-on en dire davantage sur cette collaboration ?

Iogi | Photo: Alexander Dym,  Faculté de design et d’art Ladislav Sutnar

« L’idée du projet est venue à Václav Šlajch, auteur de bande-dessinée, illustrateur, professeur et directeur de l’atelier illustrations-médias de la faculté Ladislav Sutnar. Nous nous sommes rencontrés à la faveur d’un échange entre universités, alors qu’il était en séjour à Tokyo. Nous avons sympathisé, j’étais curieux de ses impressions du Japon. J’ai commencé à lui donner des exemples d’histoires pour lui décrire d’autres aspects du Japon que ceux que peut percevoir quelqu’un qui débarque dans le pays. Sur la base de cette rencontre, il m’a demandé d’écrire quatorze scénarios à partir desquels ses étudiants pourraient créer des bandes-dessinées. Ce qui nous a fait plaisir, c’est que le projet a suscité un vrai engouement à la fac : ce ne sont pas seulement ses étudiants qui s’y sont collés, mais aussi des étudiants d’autres ateliers et d’autres années. On a eu un peu moins d’une trentaine de dessinateurs à travailler sur les mêmes récits, sachant que le livre qui est paru comporte onze bande-dessinées. »

Photo: Centre tchèque de Tokyo
Photo: Casterman

« Au niveau de la collaboration, il y a l’aspect ordinaire d’une collaboration entre un scénariste et un dessinateur, sur le rythme de la BD et la précision de certains détails. Ici s’est ajoutée bien sûr une difficulté supplémentaire : nous voulions que le livre puisse présenter de la façon la plus juste possible une image un peu différente du Japon aux lecteurs occidentaux et que le degré de fidélité dans le dessin soit tel que les lecteurs japonais puissent s’y reconnaître. Ce n’est pas évident pour des dessinateurs qui n’avaient jamais été au Japon, qui pour certains avaient une connaissance minime de la culture japonaise. C’est un des intérêts pédagogiques de ce projet. On a vu des séjours artistiques par le passé : je pense à cet ouvrage Le Japon vu par 17 auteurs, paru chez Casterman, où l’idée était d’envoyer des auteurs francophones, Joann Sfar, Emmanuel Guibert, Nicolas de Crécy, au Japon et créer des récits à partir de ce qu’ils ont vu. Le résultat, souvent dans ce genre de projets, c’est que l’auteur décrit son expérience de l'exotisme, de l’incompréhension, du peu de choses qu’il arrive à capter. »

Photo: Centre tchèque de Tokyo

Dans ce type de récits, l’auteur capte un temps T et le moment où il est dans le pays. Dans votre cas, les étudiants n’ont pas du tout été immergés dans la société japonaise, ils ont dû vous faire confiance, vous qui connaissez davantage le Japon car vous y vivez, mais sans être vous-même japonais. C’est une sorte d’échange permanent...

Photo: Centre tchèque de Tokyo

« Oui, et je ne prétends pas être un grand spécialiste du Japon. Mon regard reste celui de quelqu’un qui est dans l’entre-deux. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il a fallu fournir aux étudiants des photos, des vidéos, des informations historiques, sociologiques, culturelles. Je pense que l’intérêt pour eux était de comprendre qu’il fallait abandonner leurs idées reçues, trouver le bon degré d’empathie en se laissant guider pour en arriver à quelque chose de fidèle. Je me base là sur les quelques réactions que j’ai pu avoir de la part de lecteurs japonais. Quelqu’un m’a dit avoir lu le livre d’une traite et s’être demandé le lendemain comment cela se faisait qu’il avait pu lire le livre avec autant de facilité et de naturel, sans buter sur des détails qui auraient été choquants. »

Le Japon est évidemment le pays du manga. La Tchéquie, à l’inverse, n’est pas à l’origine un grand pays de bande-dessinée comme peuvent l’être la France ou la Belgique, mais il y a un vrai renouveau depuis quelques dizaines d’années. La preuve, c’est que c’est un domaine qui est étudié à l’université. Que peut-on dire que la confrontation entre une tradition européenne, tchèque, de la BD et ce pays du manga qu’est le Japon ? Les étudiants ne se sont-ils pas sentis intimidés au premier abord par le poids culturel du manga ?

Photo: Kobuta

« Je crois qu’un étudiant a eu la tentation de proposer sa bande-dessinée dans un style qui s’apparente au manga. Ce qui n’est pas rare, puisqu’il y a des auteurs en Europe qui essayent de faire des choses dans ce style. Il y a la revue Vějíř en République tchèque qui est dédiée à des auteurs tchèques dessinant du manga. Mais nous avions décidé ici à dessein de ne pas prendre cette route-là. Nous n’avons pas interdit à l’étudiant de faire ce qu’il sentait, mais ce n’est pas un des récits que nous avons décidé de publier dans le livre. Je pense qu’une des particularités de la bande-dessinée tchèque c’est sa spécificité historique. Elle était perçue sous le régime communiste comme une forme typiquement occidentale, capitaliste, utilisée soit à des fins de propagande soit à des fins éducatives, marquée comme quelque chose destiné aux enfants, comme une discipline inférieure. Cette situation spécifique-là et l’interruption d’une évolution entamée avant la Seconde Guerre mondiale ont fait qu’une des caractéristiques de la BD tchèque actuelle est que ses auteurs la perçoivent comme quelque chose de hautement personnel, quelque chose de marginal qui est en passe d’avoir sa place dans la société. Cela les amène à développer leur propre style visuel qui peut parfois s’apparenter à la peinture, l’illustration de livres. Il y a une grande diversité de styles, l’ambition de ne pas faire que de la narration par l’image, mais qui passe par un style visuel artistique avec de hautes ambitions. Les Japonais sont sensibles à cet aspect-là. J’ai eu des échos dans ce sens. »

Photo: Centre tchèque de Tokyo

« Il y a une autre spécificité qui est peut-être propre à la BD européenne et qui était présente dans mes scénarios : j’avais la volonté d’exprimer le plus possible à travers ce que l’on voit et non à travers de ce qu’on lit. La BD comme le cinéma est un médium narratif visuel. J’ai essayé de faire le plus possible ressentir au lecteur des choses à travers ce qu’il pouvait voir des émotions des personnages plutôt que de l’expliquer à travers des dialogues ou des commentaires. C’était aussi marquant pour les lecteurs japonais, très habitués à ce que les mangas soient pleins de textes, d’onomatopées, pour mieux faire passer les émotions. Des lecteurs m’ont fait remarquer que dans ce cas précis, ils étaient amenés à davantage se concentrer sur les expressions des personnages, leurs émotions intériorisées. »

Photo: Centre tchèque de Tokyo