En Moselle, le site de Bataville renaît peu à peu de ses cendres

Photo: Archives de Ghislain Gad

Bata ou plutôt Baťa. Une marque de chaussures connue dans le monde entier, de l’Amérique du Sud en Asie, en passant par l’Europe bien sûr. Et à l’origine de cette marque, deux frères originaires de Tchécoslovaquie, Antonin et surtout Tomas Baťa. S’inspirant du modèle américain de fabrication des entreprises automobiles de Henry Ford, Baťa devient vite l’un des premiers fabricants de chaussures au monde. Un peu partout dans le monde fleurissent des villes Baťa sur un modèle unique inspiré de Zlín, en Moravie, berceau de la chaussure Baťa. Avec l’usine sont construites de véritables petites cités ouvrières où les employés vivent et évoluent presque en vase clos. Une vraie culture d’entreprise Baťa sert cette espèce d’utopie collective d’une vie à travailler et vivre ensemble tout en contribuant à la gloire de la marque. La France a aussi eu son site de fabrication de chaussures Baťa : en Moselle, on crée Bataville en 1931, une ville –ouvrière qui vivra des heures de gloire jusqu’à la cessation totale des activités fin 2001. Aujourd’hui, un passionné d’architecture et d’histoire, Ghislain Gad a fait le pari fou de faire revivre l’ancien site industriel. Entretien avec Ghislain Gad qui est d'abord revenu sur les origines de Bataville.

Zlín,  photo: Gonzalo Núñez
« Les origines sont tchèques évidemment, avec Zlín, la première ville que le fondateur Tomáš Baťa avait créée. Suite à cela, certains pays du monde sont devenus un peu protecteurs et pour pouvoir vendre dans un pays, Tomáš Baťa a plus ou moins été obligé de créer des groupes de production, des entreprises dans les pays-mêmes où il voulait vendre ses chaussures. C’est ainsi qu’il a cherché un site en France notamment. Mais il faut savoir qu’il y a des villes Baťa un peu partout, comme en Suisse, aux Pays-Bas… »

En Inde, au Brésil…

« Oui, dans le monde entier. Il y a des Bataville partout. C’est toujours Bata-quelque chose pour ces villes… »

Batapur par exemple au Pakistan…

Tomáš Baťa,  photo: ČT24
« Exactement. Et donc le fameux Bataville. Tomáš Baťa a découvert le site au début des années 1930. Pourquoi Bataville à cet endroit-là ? Apparemment il y avait eu des premières tractations autour de la ville de Sarrebourg, non loin de là, mais la ville n’avait pas vu cela d’un bon œil. Il a donc cherché autour. En survolant la région – c’est le mythe très puissant des années 1930 du chef d’entreprise qui passe sa vie dans un avion – il a trouvé un endroit où il y avait une connexion entre le canal de la Marne au Rhin et le chemin de fer. Il a donc acheté une ferme qui permettait de créer un port à partir du canal et juste à côté a fait construire une gare liée à Bataville. »

C’était important pour le transport…

Photo: Archives départementales de la Moselle
« Oui. Il fallait aussi que le site soit un peu à l’écart de tout car il est dit qu’il tenait à être loin des grands foyers syndicaux et ouvriers de l’époque. Il a donc bâti cette usine-là un peu comme un OVNI posé en pleine campagne. »

Il faut en effet rappeler que Bataville et toutes ses villes-sœurs construites à travers le monde sur le modèle de Zlín, c’est vraiment une vie à part. On vit Baťa, on mange Baťa, on rêve Baťa, on dort Baťa, on travaille Baťa. C’est un esprit d’entreprise très particulier créé autour de cet entrepreneur Tomáš Baťa.

« Tout-à-fait, et d’ailleurs les ouvriers ou les cadres qui ont travaillé pour Bata s’appellent des Batamen, qu’ils aient travaillé à Zlín, à Bataville ou ailleurs dans le monde. C’est un groupe appelé les Batamen car ils avaient une école interne, une façon de fonctionner qui était quasiment en autarcie. Bataville, a été créée au milieu de nulle part sur un terrain privé. Moi je ne comprenais pas quand j’étais jeune et qu’on me disait qu’en Moselle, il existait un endroit où on ne pouvait pas circuler et aller librement. Je répondais qu’on était en France, qu’on pouvait aller partout librement. Eh bien non, c’était Bataville que je ne connaissais pas à l’époque. Je l’ai découverte il y a huit ans en arrivant ici. En fait, comme toutes les voies étaient privées, il y avait des gardiens, certes pas de barrières, mais c’était une ville qui appartenait à une personne privée et les gens extérieurs à l’usine n’avaient pas le droit d’aller et venir comme ils le voulaient sur ce territoire. Ceci étant dit, il y avait la partie usine fermée d’un côté, mais il y avait aussi toute la partie cité où les gens habitaient, puis la partie cantine entre la cité et l’usine. Cette partie-là n’était pas spécifiquement fermée, mais il y avait des gardiens qui surveillaient bien les allers et venues. »

L’entreprise Baťa en Moselle et le site de Bataville ont fermé leurs portes le 21 décembre 2001. Que s’est-il passé après ça ?

Photo: Archives départementales de la Moselle
« A la fermeture il y avait encore 850 employés. Au maximum, dans les années 1960-1970, on était monté à 2 700 employés ! Ce qui s’est passé après la fermeture, c’est que des anciens cadres ont repris une activité dans deux des bâtiments. Pour vous situer un peu l’usine, vous avez les quatre bâtiments principaux de cinq étages qui se font face. Ensuite vous avez de plus petits bâtiments, puis le bâtiment logistique qui est un bâtiment de plain-pied d’environ 11 000 mètres carrés, tout au fond de l’usine, avec la chaufferie en face. A la fermeture, une activité a été prolongée pendant trois ans avec 250 salariés dans deux des bâtiments de cinq étages. Pour le reste, les bâtiments ont été vendus par un mandataire judiciaire au plus offrant. Donc à l’heure actuelle, il y a une dizaine d’entreprises implantées sur le site, avec des propriétaires privés des bâtiments, et qui totalisent environ 90 employés. »

Ça c’est pour la partie usine. Qu’en est-il des habitants et de la cité de Bataville ?

Photo: Archives de Ghislain Gad
« Il y a un axe, qui s’appelle l’avenue Tomáš Baťa, et qui monte à l’usine et de chaque côté de cet axe se situait une moitié de la cité, qui se départageait sur Moussey, le village, et Réchicourt-le-Château, le deuxième village. Pour l’usine, c’est pareil. Personnellement, j’ai acquis un bâtiment qui est à moitié à Moussey et à moitié à Réchicourt-le-Château. Dans les années 1980 toute la partie ouvrière de l’ancienne cité, qui était devenue un peu insalubre et où il aurait fallu investir trop d’argent, a été rasée. Ont été bâtis à la place quelques pavillonnaires et trois pavillons collectifs totalisant en tout quinze appartements. Par contre, l’autre partie de la cité de l’autre côté de l’avenue est restée telle quelle. Cette partie-là était aussi habitée par des salariés de l’usine et à la fermeture de l’usine, on leur avait proposé de racheter ces logements. Les gens n’ont pas voulu apparemment y mettre le prix et c’est un bailleur social qui a racheté l’ensemble de cette partie de la cité. »

Donc plus aucun salarié ne vit à Bataville ?

Photo: Archives de Ghislain Gad
« Si, ils sont restés locataires pour la plupart. Certains ont acheté au bailleur social leur maison, mais ça a leur a coûté plus cher que ce qu’ils avaient proposé au départ… Aujourd’hui, il reste environ 40% d’anciens de Baťa. Depuis que je suis arrivé il y a huit ans, il y a eu quelques décès, quelques départs, et les gens se rapprochent aussi de la ville en raison des commodités. »

Vous avez découvert ce site en 2008 qui a une histoire assez particulière. Comment l’avez-vous découvert et qu’est-ce qui vous a séduit dans ce lieu ?

Photo: Archives de Ghislain Gad
« J’ai toujours fait de l’immobilier locatif et je suis passionné d’architecture et de design. J’étais venu ici parce qu’il y avait une petite annonce d’un bailleur social qui avait construit les petits pavillons à la place de la cité rasée et qui les vendait à l’unité. Donc j’étais venu pour éventuellement en acheter un. Je suis arrivé par Moussey. Il y a une longue route de 2 km qui longe des champs, des maisons et on arrive à ces petits pavillons que j’ai visités et ne m’ont pas plu. Mais j’étais intrigué car sur la partie gauche en face on voit un étang et des maisons en briques rouges. Je trouvais cela incroyable car ce n’est pas du tout le genre de décor auquel on s’attend en Moselle. C’est une architecture qui rappelle plus Détroit aux Etats-Unis, avec des toits plats, les mêmes qu’à Zlín. Donc, je visite le petit pavillon, pas convaincu, puis je prends ma voiture et me rends dans la cité Bata en face, celle qui n’a pas été rasée. Là, j’y découvre des maisons très jolies, carrées, avec beaucoup d’espaces verts, beaucoup de jardins, des petites haies, pas de murs, pas de grillage, du gazon. Je me suis dit que c’était vraiment joli ! Puis, j’ai pris l’avenue Tomáš Baťa, vers l’usine, mais sans savoir qu’il y avait une usine derrière évidemment. Là je vois les quatre bâtiments de cinq étages. En fait comme il y a une butte, on ne voit pas tout de suite l’usine. A mesure que vous montez, vous avez l’impression que ces quatre bâtiments sortent de terre devant vous. C’est assez impressionnant. Il y avait toujours cette même architecture, mais monumentale cette fois car ces bâtiments font 80 mètres de long par 18 mètres de large, sur cinq étages qui font 3,5 mètres à chaque fois. L’architecture s’impose vraiment à vous et vous avez le souffle coupé. »

Vous avez fini par acheter 4 500 mètres carrés d’un bâtiment de l’usine mais aussi d’autres bâtiments. Dans quel but ?

Photo: Archives de Ghislain Gad
« En montant l’avenue Tomáš Baťa, ces bâtiments sortent de terre et je n’ai pas perçu tout de suite le bâtiment qui est sur la butte. Je fais le tour du rond-point et j’y vois ce bâtiment de trois étages, également imposant. Il était tagué, on voyait des vitres brisées Je rentre à l’intérieur puisque tout était ouvert. J’y ai découvert un lieu incroyable. C’était l’ancienne cantine en fait. Je monte dans les étages et j’y vois l’ancienne salle des fêtes avec un parquet tout noir, plein d’eau. Le parquet fait 300 mètres carrés dans une salle qui en fait 700 ! Là aussi, j’avais le souffle coupé. Je me suis demandé comment on pouvait laisser quelque chose comme cela à l’abandon… Tout cela, c’était sans savoir toute l’histoire derrière ces bâtiments. J’ai pris contact avec le propriétaire qui était un marchand de biens, tout content d’avoir trouvé quelqu’un qui s’intéressait au lieu. Il devait être soulagé d’avoir trouvé un acheteur ! A ce moment-là, je n’avais vraiment pas de projet… »

C’était juste un coup de cœur…

Photo: Archives de Ghislain Gad
« Un coup de cœur. Et je voyais là un gâchis incroyable. Et puis le cadre, avec la cité d’un côté, l’usine de l’autre, tout cela en pleine végétation, au milieu des champs avec des moutons et des étangs : c’était un vrai coup de cœur ! Donc pas de projet spécifique, mais en arrivant sur place, en commençant à faire les premiers travaux, en remplaçant les fenêtres brisées, en enlevant les tags, en essayant de rendre le toit étanche, je me suis intéressé à l’histoire de la cité. C’est là où j’ai réalisé que c’était le lieu dont on m’avait parlé quand j’étais petit. Eh bien, ce lieu existait, et c’était Bataville. »

Justement, comment faire revivre le site de Bataville aujourd’hui ?

Photo: Archives de Ghislain Gad
« A ce moment-là, je n’y avais pas encore réfléchi. Mais six mois plus tard, un autre panneau ‘à vendre’ était affiché sur un des quatre bâtiments de l’usine, le bâtiment administratif. Je demande à le visiter, et là coup de cœur incroyable de nouveau : à l’intérieur, vous aviez des décors des années où l’on travaillait à l’usine. On y voit les évolutions : on a des choses des années 1930, 1960, 1970. A chaque fois qu’ils refaisaient la décoration, ça évoluait, mais ça donnait des couches superposées. Pareil, j’achète ce deuxième bâtiment. Celui-ci fait 7 000 mètres carrés. J’avais déjà pas mal étudié l’histoire du lieu. Je me suis dit qu’on était vraiment en plein dans l’histoire de l’architecture moderne : Le Corbusier avait maintes fois fait des propositions à Bata et fait des propositions de plan pour Bataville. Les architectes tchèques Karfík et Gahura qui ont fait ces bâtiments pour Zlín et reproduit ces mêmes bâtiments dans les villes satellites Bata, leur ont donné une vraie griffe. J’ai commencé à prendre des contacts dans toutes les directions. D’abord, avec l’architecte des bâtiments de France : j’ai demandé à ce que ces bâtiments soit classés monuments historiques, ce qu’on a obtenu il y a deux ans. L’ancienne cantine et l’ancien bâtiment administratif sont donc monuments historiques, ce qui a permis d’établir un périmètre de protection sur l’ensemble cité et usine. Le tout est valorisé sous le label ‘Patrimoine du XXe siècle’. Un deuxième travail a été de collaborer avec l’Ecole d’art de Lorraine à Metz. Ils sont venus faire un travail de trois ans avec des étudiants-chercheurs : on a travaillé sur les atmosphères, les microclimats qui se trouvent quasiment dans chaque pièce. Ça peut être au niveau des odeurs, du visuel, de la luminosité… Pourquoi cette recherche ? L’idée est de pouvoir projeter ces lieux dans un avenir, en ne restant pas sur la forme muséale. Chaque créatif qui vient ici ressent quelque chose et pour ne pas perdre ce côté créatif, on a fait un premier travail de façon à dire que si on rénove ces lieux, il faut essayer de préserver ce qui fait qu’on est attiré par ces lieux. Enfin, il y a eu une invitation avec le Parc régional de Lorraine à Meisenthal, un autre ancien site industriel, à une heure de route d’ici, qui était connu pour le travail du verre. Avec un ancien site ils ont réussi à avoir un côté musée, un côté créatif avec des souffleurs de verre à disposition qui travaillent avec des designers pour faire des objets de collection. Et il y a un troisième lieu, de convivialité avec des concerts et des expositions. Je me suis dit : voilà, ça c’est un projet possible pour Bataville aussi. »

Où en êtes-vous de votre projet ?

Photo: Archives de Ghislain Gad
« On a fait un premier travail avec le Parc naturel. On a invité une artiste en résidence en collaboration avec d’autres parcs régionaux qui avaient la même problématique. Le thème était ‘Le paysage industriel’. On était en plein dedans à Bataville. L’artiste nous a livré une œuvre dans la foulée de ce travail. Et on s’est dit qu’il fallait aller plus loin. Les bâtiments de l’usine représentent un fort potentiel de 50 000 mètres carrés, avec une cohérence architecturale globale. On a décidé de commander une étude pour savoir quel avenir donner au lieu. Ce que j’aimerais, c’est en faire un lieu tourné vers la création : j’ai l’idée de refaire du design, des meubles par exemple. A Bataville, il y avait des menuisiers, des serruriers, donc il y a encore des compétences dans les environs et l’ancien bâtiment de menuiserie est toujours là. On pourrait relancer une activité de ce type en travaillant sur l’économie circulaire : reprendre du déchet et en refaire des choses qu’on peut utiliser au quotidien. A terme, l’idée serait aussi de faire des maisons écoresponsables et écodurables… »

Avez-vous discuté avec des anciens de Bataville pour vous inspirer pour vos projets ?

Photo: Archives départementales de la Moselle
« Oui, notamment l’un des bénévoles de l’association était menuisier à Bataville. Il y a des anciens qui sont intéressés, d’autres ne veulent plus entendre parler de Bata. Il y a des anciens qui sont plus vieux : il existe encore une fanfare, les Bataplayers. Ce sont des papys de 85 ans qui jouent toujours de la musique du temps de Bata et c’est leur vie. Eux n’ont pas de rancœur. Une fois que les conclusions de l’étude seront données, je pense qu’il sera plus facile de fédérer les anciens qui sont restés dans le secteur… »

Et puis peut-être pour faire découvrir le site à la jeune génération…

« Oui. Le but est vraiment d’en faire un lieu où vont se rencontrer des créatifs, des sachant-faire, mais aussi avec un aspect formation continue, en alternance, voire une entreprise plus sociale allié à un aspect touristique. On fabriquerait, on vendrait, on ferait venir des gens sur place pour être formés, créer de l’hébergement. Il y a des institutionnels qui ont compris ce projet et qui aident et œuvrent dans ce sens. »