« La baisse de l’espérance de vie en Tchéquie est importante et inédite »
Selon un premier bilan établi par l’Institut tchèque des statistiques, la Tchéquie a connu en 2020 la plus importante mortalité de son histoire récente : les 129 100 décès enregistrés (soit 17 000 de plus que l’année précédente) représentent un excédent de mortalité de 15% (comparé à 9% en France).
Démographe à la Faculté des sciences naturelles de l’Université Charles de Prague, Klára Hulíková s’est intéressée à un autre indicateur qui permet de déterminer l’impact de la pandémie sur la population tchèque. Avec sa collègue Dagmar Dzúrová, elle a calculé l’espérance de vie des Tchèques : celle-ci a connu une baisse sans précédent depuis 1945, reculant de près d’un an pour les hommes et d’environ 0,7 an pour les femmes (comparé à la baisse de 0,5 année pour les hommes et de 0,4 an pour les femmes en France, selon les chiffres de l’Insee).
Klára Hulíková donne un éclairage sur la situation au micro de Radio Prague International :
« L’espérance de vie à la naissance représente la durée de vie moyenne d’une population fictive quivivrait toute son existence dans les conditions de mortalité de l'année considérée. C’est un indicateur universel qui ne prend pas en considération la taille de la population ou son âge. Voilà pourquoi il permet de définir les conditions de mortalité d’une année précise et de les comparer à l’international, de les comparer aussi dans le temps. »
« En comparaison avec l’année 2019, l’espérance de vie des hommes en République tchèque est passé de 76,3 à 75,3 ans et celle des femmes a baissé de 82,1 à 81,4 ans. On pourrait penser que ce n’est pas beaucoup, mais c’est faux : il s’agit vraiment d’une baisse très importante et inédite. »
« Cette chute en terme d’espérance de vie fait revenir la République tchèque presque dix ans en arrière. Au cours des 70 dernières années, nous avons enregistré plusieurs reculs interannuels, mais ils n’ont été jamais été aussi flagrants. Par exemple, dans les années marquées par une forte épidémie de grippe, le taux de mortalité a augmenté de 4 ou 5%, mais pas de 15% comme nous l’avons vu l’année dernière. »
« La dernière baisse importante de l’espérance de vie, de 0,6 ans chez les hommes, a été enregistrée en 1990. C’est un phénomène lié au processus de transformation en Tchécoslovaquie et qui a été observé dans tous les pays post-communistes. Dans certains pays, cette baisse de l’espérance de vie a été encore beaucoup plus importante que chez nous. Des périodes de surmortalité ont également été enregistrées dans les années 1960, où le système de santé ne répondait plus aux besoins de la population. Mais jamais dans l’après-guerre, l’espérance de vie n’a baissé de plus de 0,6 année. »
Peut-on placer cette surmortalité exceptionnelle observée en Tchéquie dans le contexte international ?
« En terme d’espérance de vie à la naissance, certains pays seront probablement dans la même situation que nous, mais ils n’ont pas encore publié leurs estimations. C’est le cas par exemple de la Pologne, qui aura peut-être connu une baisse encore plus importante que la Tchéquie. Le recul de l’espérance de vie d’environ un an a également été enregistré en Espagne, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, tandis qu’en Allemagne par exemple, l’espérance de vie n’a diminué que d’environ 0,4 ans. »
« Ce qui nous permet d’ores et déjà de comparer les différents pays, ce sont les données relatives à la surmortalité. C’est un chiffre qui ne reflète pas les causes de décès. Il permet de voir l’évolution de la mortalité, sans se poser la question de savoir comment le décès du coronavirus est défini dans tel ou tel pays. C’est une question qui revient constamment à l’ordre du jour. »
Pandémie banalisée ?
Quelle est votre opinion sur une certaine banalisation de la pandémie et la mise en cause du nombre de décès liés au coronavirus, dont nous sommes témoins en République tchèque ? Peut-on dire que ces décès, cumulés dans une seule année, seraient de toute façon survenues au cours des dix prochaines années par exemple ?
« Certainement, la plupart des décès auraient lieu plus tard. D’ailleurs, en Tchéquie, ils ne sont pas cumulés dans l’année 2020, mais de facto dans son dernier trimestre. Evidemment, chacun doit mourir un jour. Mais je m’oppose à cette manière de justifier des morts précoces. J’estime que personne n’a le droit de porter un jugement sur la durée de vie de quelqu’un d’autre. Ce qui est clair, c’est que cette maladie a privé ses victimes de plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années de vie. Ce n’est pas rien. Nous, qui n’avons pas vécu la guerre, nous n’avons jamais vu mourir autant de gens, c’est comme ça. »
Quand est-ce que la République tchèque peut rattraper ces années de vie perdues ?
« Cela dépend de plusieurs facteurs, surtout du fait si la pandémie sera maîtrisée au cours du premier semestre de cette année. Dans le second semestre et même au-delà, le bilan de la mortalité peut encore être revu à la hausse à cause des décès liés à d’autres maladies qui sont à l’ombre du coronavirus, à la mauvaise prévention ou à l’impossibilité d’accès aux soins médicaux. »
« Sinon, nous avons vu par le passé, dans l’après-guerre ou dans les périodes qui ont suivi les crises, que la baisse de l’espérance de vie peut être rattrapée assez rapidement. Mais je serais très prudente en ce qui concerne les prévisions pour cette année. Si tout va bien, la situation pourrait commencer à s’améliorer à partir de l’année prochaine. »