L’ENA : un système à importer en République tchèque ?
Le 8 avril dernier Emmanuel Macron annonçait la suppression - ou plutôt la refonte de l’École Nationale d’Administration. Si l’école est parfois qualifiée d’institution « franco-française », cette déclaration n’a pas manqué de faire réagir jusqu’à Prague et notamment parce qu’il n’existe pas d’équivalent en République tchèque. Et pourtant, école européenne, feue l’ENA a vu plusieurs dizaines de Tchèques étudier sur ses bancs.
Selon le site de l’école, ce sont 81 Tchèques qui ont fréquenté l'ENA, toutes formations confondues. Si l’on ne compte que les élèves du Cycle international long, c’est-à-dire ceux qui suivent le même parcours que les élèves français sélectionnés par le prestigieux concours, ils sont une vingtaine. Parmi eux, Pavlína Koubská. Elle travaille aujourd’hui comme fonctionnaire à Bercy, pour le ministère des Finances français où elle suit les dossiers du Parlement européen. Elle se souvient d’une formation qu’elle a appréciée notamment pour son côté pratique et ses stages :
« Au début, c’était très dur pour les étudiants étrangers, on était assez perdus dans les codes et les sigles de l’administration française parce qu’on est directement placés dans le cabinet du Préfet. Ce que j’ai beaucoup apprécié, c’est que l’ENA est plutôt une école d’application, vous êtes censés arriver avec un bon niveau de connaissance des matières comme le droit, les finances publiques, l’économie, les études juridiques… Toutes ces connaissances, nous les appliquons ensuite dans le fonctionnement de l’administration, c’est surtout basé sur les stages et les études de cas. »
A l’issue de leur formation, les étudiants étrangers ne sont pas titularisés dans la fonction publique française. Selon Pavlina Koubská, c’est presque là un rôle diplomatique que joue l’ENA :
« [Étant devenue fonctionnaire en France], je ne suis pas vraiment un cas représentatif, l’ENA propose ce cycle pour former des fonctionnaires étrangers et bâtir son réseau à l’étranger qui ensuite fonctionne très bien. Quand vous faites l’ENA en tant qu’étranger, vous êtes censé récupérer un poste dans votre administration. Souvent c’est même l’administration de votre État qui vous paye la scolarité, c’est un investissement parce qu’après vous faites partie du réseau international de l’ENA. »
Supprimer, bonne ou mauvaise idée ?
Pavel Fischer a lui fait le choix de rentrer en République tchèque. Il a étudié à l’ENA entre 1998 et 1999. Il est par la suite devenu ambassadeur de République tchèque en France. Depuis, Pavel Fischer a été candidat à la présidence de la République tchèque en 2018, et siège désormais en tant que sénateur indépendant. Selon lui, la refonte de l’ENA n’est pas la bonne solution :
« Je comprends que pour des raisons d’agenda politique il fallait refonder l’ENA, mais pour moi c’était une cible mouvante qui était déjà dans une trajectoire de modernisation. Je n’ai pas tous les détails, mais je trouve que vu l’expérience tchèque, une institution similaire a toute sa raison d’être dans le monde d’aujourd’hui. Je souhaite que la nouvelle institution imaginée par Emmanuel Macron devienne une référence comme l’ENA autrefois. »
Malgré les évolutions dont vous parlez, la faible mixité sociale semble rester une constante et n’a pas vraiment bougé.
« Je crois que la mixité sociale et la mobilité sociale sont un grand sujet d’aujourd’hui parce que nous sommes cloisonnés non seulement sur le plan géographique mais aussi sur le plan intellectuel, notamment par les réseaux sociaux qui compartimentent tout. Je comprends que ce soit un sujet de préoccupation de chaque décideur politique, et je comprends entièrement les raisons pour promouvoir une meilleure mobilité sociale. Néanmoins, je mesure le fait qu’il faille aussi travailler sur une sorte de pôle d’excellence, à la fois administrative, de pensée juridique, et autre, qui nécessite un certain niveau requis. »
Politologue et également ambassadeur de République tchèque en France de 2017 à 2019, Petr Drulák est professeur à l’Institut des relations internationales de Prague ainsi qu’à Sciences Po Paris. Il n’est pas énarque, et porte un regard critique sur cette formation :
« J’ai toujours eu beaucoup de respect pour la haute administration française, c’est incontestable. Quand je rencontrais des gens issus de l’ENA, ils étaient sans exception très bien préparés pour le travail dans l’administration. Mais d’un autre côté il y a chez les personnes qui y sont formées une idéologie presque partagée, un mélange entre néolibéralisme économique et progressisme en matière sociétale. Cela dit, je ne pense pas que ce ne soit que le problème de l’ENA. »
Une source d’inspiration pour la République tchèque ?
Aucune formation administrative d’une telle sélectivité n’existe en République tchèque. En réalité, le système même de grandes écoles est un concept plutôt franco-français, et les Tchèques sont bien davantage formés à l’université que les Français ne le sont. C’est un système peut-être moins inégalitaire, mais Pavel Fischer ne cache pas son souhait qu’une école bâtie sur le même modèle que l’ENA voie le jour en République tchèque :
« Depuis fort longtemps, j’étais en attente de la fondation d’une école similaire, mais aucun de nos présidents n’a eu cette vision. Pourtant, je crois qu’elle correspond à un réel besoin, et donc si j’ai l’occasion d’y travailler je serais très heureux de préparer un tel projet. Cela serait peut-être un peu différent de l’ENA française, mais ça serait très inspiré de cet exemple. »
Que changeriez-vous de l’exemple français ?
« En République tchèque, le système d’éducation est complètement différent. L’admission serait peut-être moins formalisée, car nous n’avons pas des filières préétablies avec une telle rigidité que celles que l’on peut observer en France. »
Petr Drulák n’est pas du même avis :
« Je ne pense pas qu’il faille importer le modèle de l’ENA en République tchèque. Mais on peut apprendre et utiliser certaines choses. J’aime l’idée d’avoir à la fois des cours à l’ENA et un an ou six mois pratiques, que vous passez en préfecture ou dans l’administration. Je trouve intéressant que cela fasse partie de la formation, d’apprendre en faisant, en étant sur place. »
L’ENA ne laisse décidément pas grand monde indifférent, à commencer par les Tchèques qui y ont été formés.