6) Alois Nebel, de la bande dessinée au film d’animation
Le film d’animation en noir et blanc Alois Nebel est l’un des plus remarquables projets de la cinématographie tchèque. Il s’agit d’une coproduction sortie en 2011 et librement adaptée du roman graphique de l’écrivain Jaroslav Rudiš et de l’illustrateur Jaromír 99 (pseudonyme de Jaromír Švejdík). Réalisé avec une technique appelée rotoscopie, c’est le premier film de Tomáš Luňák. En France, il est sorti en 2012, et a été présélectionné aux Oscars 2012 pour représenter la République tchèque dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère. L’action de ce drame intime se déroule au moment du changement de régime en Tchécoslovaquie, à l’automne 1989.
Le personnage principal du film, Alois Nebel, est un chef de gare éprouvé. Responsable de la petite gare reculée de Bílý Potok (Ruisseau blanc) à l’époque de la révolution de Velours, ce grand solitaire, taiseux et vieillissant, traverse une période un peu sombre. Il est parfois submergé par un étrange brouillard dans lequel il voit souvent apparaître une jeune femme nommée Dorothée, qui a été victime du transfert forcé des Allemands des Sudètes de Tchécoslovaquie en 1945.
Le nom de famille du protagoniste éponyme du film et de la bande dessinée, Nebel, signifie « brouillard » en allemand. D’ailleurs, le héros lui-même affirme qu’il voit le passé comme du brouillard. Cependant, si l’on commence par la fin, ce mot se lit « leben », ce qui signifie, toujours en allemand, « vivre » ou « vie », ce qui confère une toute autre dimension au sens de l’histoire.
D’après l’écrivain Jaroslav Rudiš, ce « blues ferroviaire », c’est « l’histoire de la recherche d’une vie dans le brouillard ». Le brouillard, qui enveloppe un passé difficile à saisir et à accepter, est étroitement lié au film du début à sa fin.
L’idée de ce roman graphique paru en trois tomes en République tchèque entre 2003 et 2005, et en un volume en France en 2014, est née dans le légendaire bar underground du quartier pragois de Žižkov, U vystřelenýho voka.
Jaroslav Rudiš s’est inspiré de son grand-père cheminot, Alois Rudiš, pour écrire l’histoire d’Alois Nebel. Alors que le régime communiste s’effrite en cette fin de décennie 1980, lui ne peut se défaire des images du passé, de ses souvenirs de l’après-guerre, quand les décrets Beneš ont exproprié et expulsé près de trois millions d’Allemands des Sudètes. On écoute Jaroslav Rudiš :
« Alois Nebel est chef d’une petite gare dans la région montagneuse des Jeseníky, à la frontière avec la Pologne, et il y voit passer des trains qui portent tout le lourd passé du siècle dernier. Il a des hallucinations... Avec l’artiste Jaromír 99, nous avons été agréablement surpris de l’intérêt que la bande dessinée a suscité chez les lecteurs tchèques, alors que nous avions pensé en vendre seulement quelques centaines d’exemplaires… Lorsque nous avons reçu une première proposition d’adaptation cinématographique, nous y avons mis une condition : nous souhaitions qu’il s’agisse d’un film adapté de la bande dessinée. »
Une pièce de théâtre inspirée du roman graphique a également été montée par une troupe de la ville d’Ústí nad Labem, en Bohême du Nord. Quoi qu’il en soit, l’adaptation cinématographique de cette bande dessinée était assez audacieuse.
D’ailleurs, dans la cinématographie tchèque, les exemples du genre se comptent sur les doigts d’une main. Ainsi, en 1966, le réalisateur Václav Vorlíček avait intégré des illustrations de Kája Saudek à des scènes de cinéma classique dans sa comédie Qui veut tuer Jessie ?. Mais mis à part lui, les cinéastes tchèques ne se sont guère intéressés à la BD.
Le réalisateur Tomáš Luňák explique en quoi son film Alois Nebel diffère du roman graphique dont il s’est inspiré :
« Le héros du film est un peu plus taiseux que celui de la bande dessinée. Par ailleurs, dans la BD, son niveau de langue est très littéraire. L’ensemble du roman graphique est marqué par la langue très soignée et très riche de l’auteur Jaroslav Rudiš. Dans le film, nous avons, à l’inverse, essayé de rendre l’essence de l’histoire, d’en faire un genre de western, un film proche du cinéma scandinave. C’est pour cette raison que l’on y parle peu et que les dialogues sont assez sobres. Mais c’est de façon progressive que nous sommes arrivés à cette interprétation, car le premier scénario – un story-board réalisé par Jaroslav Rudiš et Jaromír 99 – était très fidèle à la bande dessinée. Comme dans celle-ci, Nebel y avait principalement le rôle d’un narrateur d’histoires. Cependant, dans notre film, il apparaît plutôt comme un observateur, mais également comme un genre de médium qui absorbe l’énergie de la région. »
Le poids du passé, qui est à l’origine des hallucinations dont souffre Alois Nebel, le conduit en asile psychiatrique, et il finit par perdre sa place de chef de gare. Se rendant à Prague pour y demander une nouvelle place, il se retrouve à la Gare centrale parmi les sans-abri. Il y fait également la connaissance de Květa, qui devient son amie intime. Celle-ci l’aide à se secouer, à s’affranchir du passé et à se consacrer au présent.
L’histoire ne s’arrête cependant pas là : un incident imprévisible contraint Alois Nebel à retourner dans sa région montagneuse, où il se retrouve confronté à un personnage étrange et muet venu en Tchécoslovaquie pour venger sa mère...
Diplômé de l’école de cinéma de la ville de Zlín ainsi que de la FAMU à Prague, le réalisateur Tomáš Luňák revient sur le fait que le film est une coproduction tchéco-germano-slovaque :
« Je suis très heureux qu’il s’agisse d’une coproduction de ces trois pays d’Europe centrale, parce que l’histoire elle-même est tout à fait centre-européenne. En effet, le récit est empreint des torts du siècle passé tels que l’exode et l’expulsion. Il ravive ces thèmes que je crois fortement liés à cette région d’Europe. »
Le premier film d’animation tchèque réalisé en rotoscopie
Pour garder l’originalité de la bande-dessinée, le film Alois Nebel a été réalisé avec une technique particulière, la rotoscopie, inventée en 1915 : se basant sur les dessins, les réalisateurs ont ensuite eu recours à de vrais acteurs dont les figures ont été redessinées.
Le tournage a été plutôt laborieux, comme l’explique l’écrivain Jaroslav Rudiš :
« Ce film a tout d’abord été tourné à la manière d’un film classique, en prise de vue réelle. Puis le réalisateur Tomáš Luňák et une équipe d’animateurs en ont relevé les contours via la technique de la rotoscopie. Celle-ci donne au film d’animation le style très ‘bande dessinée’ que Jaromír 99 et moi-même avions souhaité. C’est l’acteur Miroslav Krobot qui joue le rôle principal, accompagné de Karel Roden dans le rôle de l’assassin taciturne et de Leoš Noha dans celui du trafiquant corrompu et opportuniste Wachek. Dans le film, on reconnaît bien les acteurs derrière les personnages de bande dessinée, et cela rend le film très marquant, très visuel. »
Le film Alois Nebel, dont les réalisateurs se sont engagés sur des voies inexplorées, a reçu les louanges de la critique pour son concept assez novateur et la bouffée d’air frais qu’il amenait dans le cinéma d’animation.
La première mondiale du film a eu lieu à la Mostra de Venise, en 2011, et il a également été projeté au Festival international du film de Toronto. En 2012, il s’est vu récompenser par trois Lions tchèques pour sa musique, sa conception artistique et en tant que meilleure affiche. La même année, il a été désigné Film d’animation européen.
La chanson de Noël intitulée Půlnoční (Messe de minuit) qui constitue la mélodie principale du film, a également fait beaucoup parler d’elle. Interprétée par Václav Neckář et le groupe Umakart, elle a connu un immense succès de 2011 à 2014, où elle s’est systématiquement placée en tête des hit-parades tchèques pendant la période de Noël. L’Académie de musique populaire lui a décerné deux prix Anděl pour la meilleure chanson et le meilleur clip.
Dcera, un film tchèque primé aux Oscars des étudiants
Le court-métrage « Dcera » (La Fille) est un autre grand-succès du cinéma d’animation tchèque de ces dernières années. Récompensé, entre autres, au Festival d’Annecy et au festival Sundance aux Etats-Unis, il a notamment remporté l’Oscar étudiant en 2019. Daria Kashcheeva présente son film au micro de Radio Prague International :
En octobre 2019, votre film Dcera a remporté l’Oscar étudiant. C’est le troisième film dans l’histoire du cinéma tchèque à avoir reçu ce prix, après le court-métrage Ropáci du réalisateur Jan Svěrák en 1989 et Kdo je kdo v mykologii (Qui est qui en mycologie) de Marie Dvořáková en 2017. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris la nouvelle ?
« C’est une histoire assez amusante. Je me préparais pour mes examens de fin de 1er cycle, enfin pas trop, parce que j’ai beaucoup voyagé avec ce film dans des festivals. A la veille de mon examen, j’ai reçu un coup de fil de Los Angeles. On m’annonçait que j’avais reçu l’Oscar étudiant ! Evidemment, cela a été une immense joie. Déjà, j’étais heureuse d’avoir été nominée. A vrai dire, je ne m’attendais pas à gagner, je ne pensais pas qu’un film de marionnettes puisse être autant remarqué en Amérique, où on préfère généralement l’animation 3D et le numérique. »
Vous avez tourné un film intimiste, émouvant et assez triste finalement puisqu’il traite d’une relation plutôt douloureuse entre une petite fille et son papa. Pourquoi un tel sujet ?
« Un film d’animation est long à réaliser, j’ai travaillé deux ans sur celui-ci. Je trouve important que le sujet soit suffisamment intéressant, qu’il me parle. Dans ce film, j’ai raconté ma propre histoire, le tournage a été comme une psychothérapie pour moi. A travers l’histoire de cette petite fille, je voulais faire passer le message qu’il est important de pardonner à ses parents. Leur pardonner les erreurs qu’ils ont commises, leur pardonner qu’ils n’ont peut-être pas été assez attentifs avec leurs enfants, souvent sans s’en rendre compte. Il faut comprendre qu’ainsi va la vie, que les parents peuvent commettre des erreurs tout en aimant leurs enfants. En fait, tous mes films portent un message personnel. »
Vous avez tourné votre film caméra à l’épaule et les marionnettes sont fabriquées en papier mâché. Les grimaces, vous les avez dessinées et redessinées directement sur les visages des marionnettes que vous avez ensuite filmées comme des acteurs vivants. Pourquoi cette démarche ?
« Avoir la caméra à l’épaule a donné au film l’ambiance que j’avais imaginée. Quand je vois une fiction ou un documentaire tourné de cette manière, j’ai l’impression d’être vraiment ‘dans l’histoire’. Cela permet aux spectateurs d’être au plus près des personnages, de peut-être s’identifier avec eux. J’ai voulu procéder de la même manière en tournant un film d’animation. Evidemment, c’est une technique compliquée et lente, mais ça valait le coup, je pense. »