Marc Ferro : « La mauvaise conscience de Munich a hanté les esprits français »

Marc Ferro

Nous fêtons les 63 ans de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une guerre qui a profondément remodelé le visage de l’Europe du demi-siècle passé. L’histoire tchécoslovaque d’après 1945 a justement été déterminée par ce conflit mondial sans précédent. A l’automne dernier, le grand historien français Marc Ferro (1924) était à Prague pour une conférence. Ancien résistant pendant la guerre, spécialiste de l’histoire soviétique, il est aussi un des premiers chercheurs à avoir pris en compte l’image et le cinéma comme matière à réflexion historique. Directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il est aussi à l’origine de nombreux concepts historiques novateurs tel que la prise en compte du « ressentiment » en histoire. Sa venue a été l’occasion de revenir sur l’histoire de l’URSS qui a eu une influence décisive sur celle de la Tchécoslovaquie, mais aussi sur le problème des Sudètes, une des origines de la Deuxième Guerre mondiale et épine dans le pied des relations tchéco-allemandes jusqu’à ce jour. Radio Prague a d’abord demandé à Marc Ferro comment il était venu à s’intéresser à la révolution russe.

« Je me suis intéressé à la révolution russe pour une raison qui n’a rien à voir avec la Russie. J’ai été professeur en Algérie de 1948 à 1960 à peu près. J’ai été plongé dans la guerre d’Algérie, et ses causes, et je me suis aperçu qu’en France on ignorait tout des données propres de ce qui se passait dans ce pays, qu’on avait que des idées fausses. Dans les deux camps : l’ultra gauche comme l’ultra droite. On ne savait pas ce qu’étaient ni les pieds noirs ni les Arabes. Je me suis dit : ‘on ignore la nature des grands phénomènes de l’histoire’. Et un des grands phénomènes de l’histoire, c’était la révolution russe. Par conséquent, voir comment on avait réceptionné cette révolution en France, en Europe, comment on l’avait justement – ou pas – bien analysée, ça a été le sujet de mon travail. »

La révolution russe a eu un impact énorme sur l’histoire de l’Europe, et donc particulièrement sur la République tchèque, la Tchécoslovaquie auparavant. On parle toujours de ‘révolution russe’, mais en quoi cet événement avait-il quelque chose d’inédit, en quoi était-elle une révolution, en quoi n’en était-elle peut-être pas une et en quoi s’inscrit-elle dans une certaine continuité de l’histoire russe ?

« En effet, les événements de Russie sont au croisement de l’histoire russe qui se trouve être une histoire particulière puisque nous avons affaire à un pays dont le régime refusait toute réforme, tout changement, et dont la population voyait avec aigreur, avec fureur que le monde occidental – France, Allemagne, Angleterre – se transformait, que les populations participaient au gouvernement de leur pays, alors qu’en Russie, le tsar Nicolas II disait que c’était un rêve insensé que le peuple puisse participer au gouvernement de son propre pays. Il y avait donc une colère spécifiquement russe qui explique pas mal les violences qu’il y a eues au moment de la révolution russe. Mais c’est aussi un mouvement européen, international, puisque les révolutionnaires avaient des idées qui couraient l’Europe entière. Et il ne s’agit pas seulement des marxistes. Le socialisme était une idéologie qui datait depuis toujours dans l’histoire, qu’elle soit chrétienne au départ, ou laïque ensuite. Les Russes, qui font partie de l’Europe en quelque sorte, participaient à ce ‘lait’, à cette histoire générale qui s’imaginait que régneraient un jour sur l’Europe, des régimes qu’on disait ‘socialistes’ ou ‘communistes’, on pouvait dire ce qu’on voulait, pourvu qu’ils fussent autres. Par conséquent la révolution russe était aussi européenne et a été perçue telle quelle. D’ailleurs, s’il y a eu un tel enthousiasme pour elle en Occident, c’est bien parce que c’était un modèle de voir que ce peuple avait réussi à renverser le tsarisme, à se gouverner lui-même et en quelque sorte à arrêter les capitalistes. »

Comment analysez-vous à retardement le fait que la Tchécoslovaquie soit passée de l’autre côté après la Deuxième Guerre mondiale ? Il y a diverses raisons : on parle de Munich qui a été un facteur important. Beneš s’est donc à l’époque rapproché des Russes. D’autres facteurs ont joué aussi. En plus, le PCT était légal dans l’entre-deux-guerres, comme en France, alors qu’il ne l’était pas dans d’autres pays d’Europe centrale. La Tchécoslovaquie était a priori plus orientée vers l’Ouest, mais s’est retrouvée à l’Est…

Staline et Klement Gottwald
« Elle était entre les deux. Il faut voir les choses avec le recul. Comme vous le dites, il y avait un PCT qui était certainement plus fort que la plupart des PC d’Europe orientale. Deuxièmement, la Tchécoslovaquie était un pays très avancé – au moins ce qui est la RT aujourd’hui, peut-être pas la partie slovaque, très agricole comme on sait. Il y avait donc une classe ouvrière, ce pays se greffait sur l’Occident. Et l’Occident avait aussi des PC importants : la France, l’Italie puis l’Allemagne autrefois. La révolution russe était l’annonciateur, en 1947-1948, de ce qui pouvait se passer alors en Occident. J’étais étudiant à l’époque, et il semblait bien que la Tchécoslovaquie allait devenir communiste comme la Chine l’est devenue en 1949, comme d’autres pays le devenaient, à une époque ou le PCF rassemblait 25 à 30 % des électeurs, le PCI également autant, et où il semblait inéluctable que la marche de l’histoire allait vers la socialisation des sociétés dans ce sens. Mais bien sûr, en Tchécoslovaquie, il y a eu un coup de pouce donné par Gottwald, le PC et l’URSS par derrière, qui a fait que c’était finalement un coup d’Etat, un putsch, qui leur ont fait prendre le pouvoir, mais c’était un pouvoir qui aurait presque pu arriver de façon démocratique. »

J’aurais aimé savoir si vous avez lu le livre de Georges-Marc Benamou, Le fantôme de Munich, paru en France il y a quelque mois…

« Oui, je l’ai lu récemment. Il n’a aucun intérêt particulier, c’est un petit roman fait sur l’histoire des rencontres qui, comme tous les ouvrages sur cette période, ridiculise, à juste titre d’ailleurs, le comportement de nos dirigeants. Ce qu’il a d’intéressant c’est qu’il montre que Munich est une plaie ouverte dans la conscience nationale française, car nous avons parfaitement conscience que c’est la lâcheté des dirigeants français et même du peuple français dans son ensemble, qui a est à l’origine de l’abandon de la Tchécoslovaquie. Cela dit, d’après des lectures que j’ai faites, il semblerait bien que Beneš ait été contraint à céder, et qu’il a laissé les Anglais et les Français faire pression sur lui pour qu’il capitule afin de pouvoir dire à ses compatriotes que ce n’était pas de sa faute… Il y a eu un jeu très pathétique entre les dirigeants tchèques et français pour savoir qui lâcherait l’autre le plus vite et pour se justifier vis-à-vis de son opinion.

Les Accords de Munich | Photo: Bundesarchiv,  Bild 183-R69173/Wikimedia Commons,  CC BY-SA 1.0
C’est un moment honteux de l’histoire de la France, et depuis 1938, bien des dirigeants français ont voulu se racheter. Il n’y a pas de doute que la mauvaise conscience de Munich est quelque chose qui a hanté les esprits français et que l’expédition de Suez en 1956, par Guy Mollet, s’est faite sous le drapeau de Munich, c’est-à-dire : ‘Nous avons vengé Munich !’ On a identifié Nasser à Hitler à juste titre ou pas, Israël à la petite Tchécoslovaquie, si vous relisez les journaux de l’époque, vous trouverez Guy Mollet dire : ‘Nous avons ressuscité les Tchèques’, en ayant sauvé Israël de la destruction par les Arabes à l’époque. Ce ‘fantôme de Munich’ c’est un peu ça. Que Benamou ait écrit un roman sur ça, c’est très bien, mais il ne nous a rien appris… »

J’avais lu pourtant quelque part une interview où il déclarait que vous lui aviez dit que Daladier avait porté sa mauvaise conscience ou avait regretté toute sa vie d’avoir signé les Accords de Munich, alors qu’il aurait été dur dans les négociations sur le moment…

Edouard Daladier
« Il n’a pas été dur dans les négociations… Mais il savait que la nation française était tellement opposée à la guerre et d’un pacifisme violent, que rien n’était possible. Ce que j’ai su – parce qu’il se trouve qu’au lycée, j’étais camarade du fils Daladier, il m’a raconté que son père, en revenant de Munich, était bouleversé de voir que les Français l’acclamaient alors que lui avait honte de ce retour et ne cessait de répéter ‘les cons, les cons’, en sentant bien que cette capitulation pourrait nous mener ensuite à la guerre. »

Il sentait bien que c’était reculer pour mieux sauter alors que les Français ne le sentaient pas…

« Les Français ne le sentaient pas comme ça, mais il n’y avait pas besoin d’être très malin pour le sentir comme ça. Je me souviens que j’étais gosse et que les capitulations successives de la France faisaient système. Il y avait Munich, mais il y avait eu la guerre d’Espagne – la non-intervention, il n’y avait rien eu au moment de la Rhénanie, pas de réaction au moment du réarmement allemand, rien eu au moment de l’Ethiopie. Donc cette succession de capitulations ne pouvait qu’annoncer le malheur.

Mais ce qu’on ne sait peut-être pas suffisamment à Prague et que les Français ne savent pas non plus, c’est que Hitler était furieux des Accords de Munich. Nous avons cru qu’il était ravi puisqu’il avait obtenu un certain nombre de concessions, mais en fait il était furieux – c’est ce que j’ai montré dans mon dernier livre ‘Ils étaient sept hommes en guerre’, où j’ai trouvé dans les archives des documents intéressants. Pourquoi il était furieux ? Parce qu’il avait dû négocier ! Et pour montrer la supériorité du peuple allemand, c’était une victoire obtenue au coup de force. Sa grande joie à lui, ça n’a pas été Munich, ça a été l’occupation de Prague en mars 1939, parce que là, les Français se sont couchés, les Anglais aussi, les Russes n’ont pas bougé et il a fait un coup de force en quelque sorte. Ça lui était beaucoup plus agréable car ça lui permettait d’incarner la puissance allemande et la supériorité de la race. N’oubliez pas qu’Hitler est avant tout un raciste. »

On parle beaucoup de ‘travail de mémoire’. Pensez-vous qu’il soit possible pour des questions qui reviennent souvent sur le tapis comme la question des Sudètes qui découle de cette époque-là ?

« La question de Sudètes, c’est comme la question des Allemands et des Polonais à l’autre frontière de l’Est, c’est assez compliqué. Les Tchèques ont toujours été persécutés par les Autrichiens. Je voyais dans un journal tchèque en anglais, dans l’avion que j’ai pris, on y évoquait des manifestations à Berlin, pour commémorer ou non le génocide des Juifs. Et ce journal parlait des massacres commis par les Allemands et les Autrichiens contre les Juifs. Alors que dans la tradition globale, on dit toujours que c’est les Allemands. Mais les Tchèques n’aiment pas les Autrichiens, car ce sont eux qui sont à l’origine de leurs malheurs. C’est l’Autriche qui contrôlait les Sudètes. Mais à un autre moment de l’histoire, les Tchèques se sont vengés et ont contrôlé les Sudètes. Et Hitler était avant tout un tchécophobe, je dirais qu’il a détesté les Tchèques avant de détester les Juifs, parce que dans sa province en Autriche, il y avait beaucoup d’immigrés tchèques. A leur propos on utilisait alors les mêmes termes qu’on utilise aujourd’hui dans d’autres pays : ‘ils prennent notre travail, ils sont partout etc’. La haine de Hitler était quelque chose de réciproque, on le voit bien aujourd’hui. »

Comment peut-on arriver aujourd’hui à une sorte d’apaisement, ou au moins de statu quo, de compromis sur la question des Sudètes ? Il reste le problème des descendants qui demandent réparation pour ceux qui ont été expulsé après la guerre, même ceux qui n’avaient pas été nazis…

« C’est un problème de ressentiment qui ne s’effacera jamais… La seule solution pour mettre fin à ces sortes de problème, c’est de trouver des compensations. Quand on trouve des compensations, il est peut-être possible de calmer les ressentiments. Et peut-être que tous les gens des Sudètes ne voudront pas retourner sur le territoire. Mais il faudrait les aider. Est-ce qu’ils ont raison ou tort ? Personne n’a raison ou tort en histoire. Quand on a une vengeance à vouloir exercer, ce n’est pas parce qu’on fera des sourires que cela calmera les choses. Par conséquent, je pense que le problème des Sudètes comme celui des Allemands et des Polonais à la frontière polonaise, est insoluble tant qu’on ne trouve pas un système de compensations. »

Et en plus, derrière tout cela, il y a toujours des enjeux politiques nationaux…

« Mais dans ce cas-là, ce n’est pas vraiment cela. Il n’y a pas de situation historique pire que les retournements. Vous avez vu cela en Yougoslavie où les Serbes dominaient les Albanais, puis les Albanais ont dominé les Serbes, puis les Serbes ont dominé les Albanais… C’est insoluble. On retrouve ça entre les Arméniens et les Azéris. Quand il y a ces retournements, on peut dire que les ressentiments sont plus forts que tout. Et on ne peut y mettre fin, comme je vous le dis, que par des compensations. »